Écrire.

Dans mon imaginaire, écrire est une torture qu’on s’inflige à soi-même par nécessité: « écoute, ça ne me fait vraiment, mais vraiment pas plaisir de te faire ça, JPM, mais tu l’as cherché…! », et cetera. Il faudrait sans doute m’y remettre sérieusement un jour, puis arrêter de me conforter dans le sentiment de savoir faire des choses que, finalement, je ne fais pas.

Écrire.

(Allô? Marguerite?)

Ces récents jours, j’ai écrit un gros document super lourd, procédural juste ce qu’il faut (c’est à dire beaucoup trop), un bilan de truc politique qui ne vous intéresse pas de toute manière, et je me suis surpris à le rédiger rapidement, et dans un certain plaisir. Ça s’lit comme de l’eau. Ça s’lit comme un couteau dans poêle. C’est bien bon, à la fois tendre et juteux, mais croustillant à l’extérieur, aussi, tu sais?

Anyhow, ça m’a rappelé que je savais écrire, parfois. Et que je trouvais ça moins pénible que dans mon imaginaire. (Dans mon imaginaire, écrire est une torture qu’on s’inflige à soi-même par nécessité: « écoute, ça ne me fait vraiment, mais vraiment pas plaisir de te faire ça, JPM, mais tu l’as cherché…! », et cetera.) Et qu’il faudrait sans doute m’y remettre sérieusement un jour, puis arrêter de me conforter dans le sentiment de savoir faire des choses que, finalement, je ne fais pas.

Liste des choses que je fais au lieu d’écrire

– Attendre. J’ai l’impression d’avoir attendu l’été tout l’hiver. Et j’ai l’impression d’attendre encore l’été tout l’été. Attendre une réponse. Attendre au lendemain pour en parler. Attendre de pouvoir partir, me sauver, me réfugier hors de mon refuge. Attendre après des meubles. Attendre la fin. Attendre son départ. Attendre qu’il se passe quelque chose. Attendre qu’il ne se passe plus rien. Attendre les vacances. Attendre de dégriser.

– Boire. J’ai l’impression d’avoir bu le lac Erié au complet, mais frelaté, tu vois? De mon enfance, plusieurs images m’ont marqué, mais une en particulier, de cet homme idiot qui avait MANGÉ un autobus. Écoute, on se divertissait bien comme on pouvait, avant Pokémon GO et la COVID, faut croire. Fait que notre bro avait moulu son autobus, puis il consommait ça mellow, jour après jour, puis j’imagine qu’il a fini par mourir de rouille ou d’un trou dans sa tank à essence, mais toujours est-il que je sais de source sûre qu’il avait le foie en meilleur état que le mien.

– Ne pas dormir. Le confinement m’a permis de confirmer à quel point j’aimais me réveiller tôt, et m’a fait prendre conscience de la facilité que j’avais à le faire. Le truc, c’est bien simple: suffit de se coucher, le soir. Ce que je n’arrive pas à faire ces récentes semaines parce que je suis anxieux comme jamais. J’écris « comme jamais », mais en fait, je l’ignore. Parce que la dernière fois que j’ai vécu un haut niveau d’anxiété, je fumais, je buvais et j’étais accoté sur les antidépresseurs. Beau party mix! J’admets sans gêne m’ennuyer de la zénitude que j’ai fini par atteindre en cette époque-là. C’est d’ailleurs la seule chose dont je me souviens de cette époque-là. Ce qui constitue une raison suffisante pour à peu près accepter aujourd’hui de ne pas dormir. Tant qu’à feeler croche, aussi bien le ressentir et s’en rappeler. Ça me fera de quoi raconter à mes petits-enfants. Oh. Non. Meunute. Ce plan-là a avorté.

– Amnésier. Je disais à l’instant que j’allais pouvoir me ressouvenir de ce que je vis, mais je suis loin d’en être certain. Pour vrai, je ne dors pas, je bois trop souvent, puis je ne fais rien. Je risque donc de m’en souvenir comme de la première fois que j’ai cueilli un pissenlit ou nagé sans swim-aids, c’est à dire zéro puis une barre. L’important, c’est l’apprentissage qui en découle, j’imagine? Donc je me souviendrai probablement qu’on peut cueillir des fleurs, et que le corps ne coule pas comme une roche. À part de ça, j’vois pas.

– Chialer. Je ne suis pas si optimiste de nature, fais pas semblant d’être surpris! Sauf que les sursauts de colère sourde, à l’endroit de la société, des conspirationnistes aussi bien que des gouvernements, de la vie en général puis de sa chummy l’ironie du sort, simplement à mon propre égard, au fond, surtout, minent mes journées les unes après les autres. J’essaie de décrocher, de déconnecter, de ne plus lire les nouvelles, de ne pas passer trop de temps à faire défiler des publications Facebook, puis souvent j’y parviens, et je me sens apaisé un moment, juste avant de commencer à trouver les six murs de mon appart (Ben oui. À Québec, on peut avoir les moyens de garder un appart trop grand pour une seule personne.) un peu trop proches. Donc je mets mon masque, je sors, je vais prendre une pinte, je chiale sur la vie avec les boys and girls, puis j’attends qu’il se passe quelque chose et je me couche trop tard. Classique.

J’imagine que c’est une démonstration claire qu’il serait temps de penser à me mettre chum avec deux-trois personnages d’un premier roman. (Avec un peu de chance et de bonne volonté, je réussirais sûrement à ne pas les faire fuir, eux autres…)

Sauf qu’il demeure un problème de taille: je ne pense pas « en histoire ». J’aurais mille choses à dire, mille images, mille regards sur nous et sur moi. Mais il n’y a pas d’intrigue. Mes personnages n’ont jamais rien à vivre. Ça fait pas des romans forts.

Le cycle délicat de la vie

Cinq pour cent de batterie
Quatre virgule trois pour cent d’alcool
Un point trente-cinq pour cent d’amour-propre
Zéro virgule soixante-quinze pour cent de risque

Cinq pour cent de solitude
Cinq pour cent d’anxiété
Cinq pour cent de fatigue
Quinze pour cent de lassitude

Dix-sept virgule douze pour cent d’imposition marginale
Douze virgule dix-sept pour cent de matières grasses
Quatre virgule quatre-vingt-seize pour cent d’intérêt
Zéro pour cent original.

Six pour cent blessé
Six pour cent blessant
Un demi point de pourcentage de fun

Cinq pour cent spandex
(Sèche à plat)
Et toujours incomplet.

Cercle

Je tourne en rond.
Des pieds et des synapses qui se perdent dans une même circularité.
Et se retrouvent, à chaque cycle trop brièvement complété. L’exiguïté du cercle me surprend chaque fois que je retrouve la mie de pain que j’ai semée partout. Les conclusions sont toujours les mêmes; la constance est une fatalité mathématique.

Il faut pour faire avoir fait, et ne pas marcher toujours dans les mêmes sentiers qui mènent là où l’on était déjà. Je tourne. En rond. Prisonnier d’une forêt-labyrinthe, et je sais chaque arbre, chaque bocage, chaque pousse. Prisonnier d’une forêt-labyrinthe, et les nouvelles pousses attendent le printemps.

Salade d’avocat

Il s’émeut des crocodiles
Dans l’entrejambe de la cadette
Les manèges virevoltent
Partout sur le siècle passé

Dehors, y’a l’été qui s’ignore
Y’a le solstice qui doute de lui
La fontaine pleine de bulles de savon
Ton sac de billes contre mon baggie.

On croquera des oranges
Pour en voir le jus qui dégouline
Le long de nos arabesques
Sur le jeu de marelle effacé

J’ai croqué la décence
Dans les recoins de ta méfiance
Pendant que tu filais les billes
À l’amant fêtard

Je quitterai cet endroit
Je le délaisserai comme toi au matin
La gueule entre les pattes
La lueur de l’aurore en jaquette
Les doigts tranchés à la mandoline
De fines lanières
D’inexistence
Exsangue.

En rouge banane

Je suis encore assis là.
Troisième rangée au centre
Recroquevillé sur mon siège
L’épaule contre du vide

Les mots tombent comme des hiéroglyphes
Sculptés dans le velours et l’ardoise
(J’ai déjà écrit que j’avais entre les doigts
La perle des Antilles
Gémissante)

L’air froid dégoutte
Heurte en soubresauts la terre qui m’échappe
Qui m’échappe toujours en rafales
La terre contre le vide.

T’avais entre les doigts
L’ourlet de la robe-citron
En comptant le nombre des cailloux
Comme Hansel, qui nous sépare.

T’as les regards en jus d’orage
Je macère dans les ronces
Tu serais un Lego dans une flaque
Tu serais un bloc jaune sur un étang d’après-déluge

Je m’évade dans tes feuilles chiffonnées,
Je suis repu du jazz monotone.
J’ai vomi à côté du C-2
J’ai échappé
Le repas d’avant-hier.

Y’a pas d’horizon au-delà du carré de sable;
Les Tonkas se fracassent dans un bruit jaune et noir.

Y’a tout ce stupre autour
Agglutiné contre les murs.
Il rit de ta dérobée;
Je n’ai que le cerf-volant qui pique du nez.

Il continue de couler des vagues frettes de Wildwood au mois de mai
Je te lance des poignées de cailloux.

Tu me catapultes des montagnes.

La rigueur des faces écrasées dans les mains gauches suffoque les petits matins que tu contes
Des squelettes de fourmis longent les lettres
éparses, longues, noyées.
La piscine qui sent le chlore.

T’as le shampooing tarte-au-citron
Le mien est au Muscat,
Au cumin de supermarché
Où tu fais des courses de panier dans les allées de chips et de liqueur aux fraises

L’humeur s’éclate dans les vers de gélatine multicolores
Ça fait «squick» sous la dent
Comme du fromage trop frais
Ou de vraies gommes ballounes pognées dans les cheveux mordus en pétards rose orange bleu vert

Ça explose en flûtes de plastique partout dans l’auditorium
J’ai le coeur en maracas
(Gossé dans un vieux rouleau de Scott Towels.)

Ça chante des contines.
(Toutes en sol majeur)
Rouge jaune bleu jaune jaune rouge
La séquence s’arrondit.

Tu tiens ton verre à deux mains
Comme une tasse à bec
Pour pas renverser
le trop-plein de punch aux fruits que t’as au ventre me harcèle au grand galop
Aux abords du terrain de pétanque

Le disque de Nathalie griche sur le tourne-disque
Et y’a pas de siège assez grand pour asseoir
les larmes de crocodile sur les draps pleins de camions et de voitures ambulances.

J’ai l’amour au bloc opératoire
et y’a des oursons dessinés au plafond
Arrête de me tirer des roches.

J’ai déjà les journées pédagogiques en salle d’attente.

Ta vie contre le vide.

J’ai jamais jamais

Jamais vu autant de matins que depuis toi
jamais bu autant d’aubes, ni en autant de formats.
Je les ai alignées en shots sur le rebord du lit,
en pintes sur les comptoirs souillés d’existence,
en highballs au creux d’autres poitrines,
des lignes tracées dans la neige comme des râtures sur les lendemains,
en joints sur les ruptures du plâtre

Jamais vu le soleil se lever si souvent pour l’envoyer paître
dans les champs autour de l’île,
jamais tant attendu le bleu du froid, en cristaux et vents fous
La perle des Antilles entre les doigts et le soleil métal collé
Désinvolte conduite sur les plaines dans les broussailles
Où les oasis ne mentent même plus

Jamais les heures ne se sont comptées autant à noirceur que depuis toi
Jamais ignoré le jour autant que derrière ces rideaux tirés
Ils sont argent, ils sont gris et luisants, comme ces regards dans le vin
Comme ces joies tirées des matins lents
Des temps-têtes et des cigarettes qui mettent le feu aux lits
Jamais cherché pour ne rien trouver,
dans les bottes, le foin
les tourments
les conserves de betteraves
Encore du vin,
Les sirènes
Qu’appellent

qu’appellent

Jamais autant vu de matins que depuis toi
Jamais dérobé tant d’heures à la vie que depuis qu’elle s’est enfuie
Qu’elle s’est coulée dans le linoléum
Et la mirta

Dormante
Paisible
Morte.

Quelque doigté

Mes doigts de pousse-crayon se sont activés. Ils ont entrepris de tout rénover. Panser les planchers. Scalper les plafonds. Débrider les murs. Pratiquer de petites incisions ici et là, greffer des appareils. En nettoyer d’autres, purulents. Quelque chose comme une efficace taxidermie, pour me tanner le cuir chevelu.

Mes doigts de pousse-crayon ont repoussé leurs désirs lubriques de gloire temporaire, agi sous le joug du regard placide des couleurs à l’ancienne. Ils se sont oubliés sur des papiers de sable plus doux que toi, ont tranché des planches de chêne et de salut. Sur le sol souillé des vieilles mégères folles mortes ici, ils ont percé des ouvertures vers la terre et demain.

Mes doigts de pousse-crayon se sont englués dans la glaire et les vernis nauséabonds, ils ont lubrifié les charnières des portes qu’on ouvre sur la vie, pendu des virgules aux lèvres des armoires où je range nos passés, des apostrophes aux langues qui se disent tendrement.

Ils ont couru sur les comptoirs où les pièces chignent en retentissements métalliques, se dévêtent et s’amourachent délicatement, de bleus plus profonds où tu n’erreras jamais. Ils ont parcouru les édits gaéliques où l’on apprend la jointure, le lustre et le satin.

Ils ont longé les murs, où le froid pénétrait la chair en langoureuses effusions. Mes doigts de pousse-crayon ont décharné les cloisons, poncé les interstices où coule la sève des jours heureux. Ils ont lissé la vie qui s’effrite comme du vieux plâtre, celui auquel on annexe la volonté, électrifié les veines où pulse la douleur.

Ils ont récuré la perle suspendue d’où jaillit la lumière, étendu le stupre blanc où tes ombres n’ont plus prise, le gris dont tes cendres nourriront l’éclat. De la jute sale où s’étend l’histoire, ils ont déveiné le tricot où rigolent tes larmes, essuyé tes bavures.

Mes doigts entaillés ont caressé des rêves de bois confit où les tapisseries ne collent plus, où les peintures s’écaillent. Ils se sont coincés dans toutes les fissures, ont cassé les phalanges au pin noueux, perdu leur éclat dans l’acide où macère l’amertume. Ils ont glissé leur douleur dans la terre, vautrés dans la fange sanglante de la détestable habitude.

Sous les fragments de ton corps qui meublent l’aire, ils ont forgé le désespoir, repeint la douleur et poli les boutons de portes qui n’ouvrent sur rien. Mes doigts corrompus désolés asséchés chôment sur des cuisses dont craque l’émail craqué, rompus à une luxure désuète.

 

 

 

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Échange

– Ce n’est pas uniquement la passion qui nous unissait. Elle aura été intense. Elle aura, assurément, été. J’avais tué la passion en moi il y a longtemps. Un matin où je m’étais réveillé, il y a dix ans, alors que je m’étais endormi en croyant que c’était la dernière fois.

Longtemps, nous nous sommes crus dans la merde, devant ce que nous étions ensemble. Longtemps, nous avons pensé que nous mourrions de nous aimer, que nous allions mourir en nous aimant.

Il y avait quelque chose comme un éclairage lourd sur De Lorimier. Une lumière incertaine sur nos regards tristes, et heureux d’être ensemble. La cuirasse bleue sous nos culs qui suaient d’envie nous renvoyait des grincements pour nous chasser de là. Pour que nous descendions le corridor plus sombre encore.

Maintes fois nous l’avons descendu, haletant d’est en ouest, des vêtements revêtant à chaque pas le plancher qui grinçait comme pour nous chasser, lui aussi. Tout conspirait à nous emmener plus loin. À nous faire franchir ce seuil où nous ne serions plus dans la merde, mais dans l’amour.

La brise glaciale et la chaleur des radiateurs nous essoufflaient, réunis, jusque dans les matins émergents, lourds, bleutés comme mon regard trop cruel, dit-elle.

– Et pourquoi avoir tué cette passion en toi il y a dix ans ?

– La passion a été. Elle a fait son temps, elle est sortie de prison. Elle a exulté ensuite, dans les draps gris, les draps bleus, les draps bruns et les draps fleuris. Les voix dans la ruelle éveillaient nos tourments, puis nos désirs. Le soleil qui naissait sur les neiges éternelles du Plateau nous faisait renaître aussi.

Les autobus pris au matin, dans le froid de tous les mois d’hiver nous rappelaient aux lendemains. Oui, nous fûmes passionnés, et bien plus longtemps que cela.

Puis l’amour s’est construit, de petit jour en petit jour, souvent dans les brumes vinifiées. Devant les portes blanches et Dumas qui s’épanchait sur une guitare plus lourde que lui. Sous les canards qui s’envolaient dans le ciel de nos palais…

Des cieux incertains, des cieux qui se reconstruisaient dans l’amertume des vies passées.

J’avais tué la passion longtemps auparavant, las d’en être heurté. J’avais opté pour le service, cela m’aura dérouté, cela m’aura transformé en sculpteur d’avenirs, méticuleux et insistant, jusqu’à en détruire les matériaux purs qui se confiaient à moi.

J’avais tué la passion longtemps auparavant, privilégiant l’amour, l’amour pur qui ne demande rien. On m’a dit exigeant depuis. J’aurai encore échoué.

Je me souviens des corps ancestraux, des abandons sur l’épaule, dans les pleurs et les spasmes de jouissance gluante, de celle qui m’avait tué jadis.

Tu vois, avec elle, j’ai voulu revivre. Et j’ai vécu à nouveau. Elle voulait fuir, et je l’en ai empêché. Je l’ai prise à la taille, et j’ai insisté qu’elle ne me quitte pas.

Je l’ai prise au cou. J’ai insisté qu’elle ne quitte pas. Je l’ai prise aux hanches. J’ai insisté qu’elle ne nous quitte pas. Je l’ai prise au poignet. J’ai insisté qu’elle ne se quitte pas.

J’ai toujours voulu. J’ai toujours demandé.

Je n’ai pourtant pas peur de la mort, je le redirai encore. J’ai peur de la vie, je n’insisterai jamais suffisamment. C’est pour ça que je l’ai vécue, avant elle, en errance. Errant d’elles en elles, refusant d’être quitté. Maintes fois on m’a dit que j’en faisais n’importe quoi, de la vie. Parce que je m’en fouttrais, tant qu’elle ne me fait pas souffrir.

Alors j’ai demandé qu’elle n’aie pas peur. Et nous avons eu peur ensemble – c’était moins pénible. Je crois.

La passion, l’amour? C’est pareil. Le second est plus douloureux que la première, c’est ce que j’en ai compris.

– Évidemment, car le second ne reste pas qu’en surface.

– La passion est indifférente. L’amour te submerge. C’est une passion continue. C’est une passion qui te perd, qu’importe le pays.

– Je me revois à supplier l’autre de rester.

– C’est ce qu’elle a fait. Elle m’a supplié. Elle m’a dit cruel. Traître. Menteur. Lâche. Elle n’aura pas eu si tort. Tu n’as pas eu tort non plus de le dire, lorsque tu l’as dit.

On n’a jamais tort de dire ces choses là. Elles sont vraies comme dire à quelqu’un qu’il vous marche sur le pied sans s’en apercevoir.

J’ai pilé des orteils longtemps. Les siens. Le poids des pintes du mardi quand elle pleurait ses défaites, le poids des assiettes cassées contre les murs, des verres contre les planchers, des regards fous cassés au fond des yeux, pleins de vide.

Il n’y a pas d’amour sans passion: il n’y a qu’une « version améliorée de la tristesse ».

Mais la passion? Elle ne s’estompe jamais vraiment. C’est ainsi qu’on souffre passionnément. Toi aussi, tu souffres. Ça paraît. Ne t’en déplaise.

– Tant que ça ?

– T’as la beauté. T’es fringant-e. Plein-e de volonté d’immortalité, de désirs de lumières tamisées, de regards de miroirs de salle de bain. Est-ce qu’on ne l’est pas tous, aujourd’hui?

Cette avidité-là ne ment pas. C’est Dan Bigras, avec ses mentons et ses cheveux longs, qui disait…

– Oui?

– Non. C’était Richard Desjardins. «Tu veux ce que je veux. La guerre, le baiser…».

Ils viennent peut-être de pair.

 

(Un an.)

_________________________

Avec Arnaud.

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Un an

J’ai rencontré une fille dans un parté un jour. J’habitais à l’époque un magnifique immeuble dans le village De Lorimier, et mes voisines dont j’étais très proche organisaient fréquemment des concerts dans leur salon. Ils y invitaient toutes sortes de musiciens, et l’ambiance intime des lieux faisait de chacune de ces soirées un moment exceptionnellement plaisant. On pouvait passer d’une fois à l’autre du sentiment d’être dans une chapelle de monastère à celui d’être dans un parté concentré congelé sans sucre ajouté.

C’était du second ordre, quand j’ai discuté avec cette fille la première fois. Elle était drôle, intense, avec une étrange odeur de fleur, qui me faisait croire que malgré sa vivacité désinvolte, elle devait avoir quelque chose d’insupportablement mièvre.

On s’est recroisés dans un vrai parté, pour la Saint-Jean-Baptiste; elle invitait une amie pour me la présenter, parce qu’il fallait bien que je sorte de ma torpeur célibataire. Pas trop aimé l’amie, à l’époque.

Un certain dimanche, elle avait un examen de français à l’Université, et nous nous étions proposé de déjeuner ensuite, juste parce qu’il fallait bien fêter la fin de session, et que l’idée de déjeuner dans un bar nous enchantait – on avait échangé à ce sujet sur un statut Facebook, avec des amis communs qui se joindraient peut-être à nous.

On a bu quelques mimosas, en sorte qu’on a quitté l’endroit quand les gens habillés pour l’apéro ont commencé à dévisager notre air de sortir du lit. C’était auxiliairement l’anniversaire d’une de mes voisines, et nous étions bien entendu tous les deux invités à célébrer la chose sur De Lorimier.

Les choses en ces circonstances ont suivi leur cours normal, et rien n’est à signaler que l’interruption brutale d’un premier coït par la célébrée à la recherche de son quart de coke.

Le lendemain, nous passions une soirée au Musée des Beaux Arts dans une soirée privée. Champagne gratuit, discussions profondes, puis superficielles, puis plus de discussions du tout. Ce soir-là, j’ai croisé Michel Rabagliati. Je me demande depuis longtemps s’il a vu de sa vie bien d’autres gens que nous s’accoter sur un Rodin dans une soirée mondaine pour… oublier qu’ils étaient dans une soirée mondaines et accotés sur un Rodin.

Le surlendemain, puis la semaine suivante, et pendant quelques mois…

Un jour, j’ai essayé de tout arrêter. Il faisait trop chaud pour ce mois de janvier. Le soir-même, je remontais sur le pont par une échelle de corde. Une banquise et un iceberg, n’est-ce pas similaire?

Puis il y eût une certaine grève. Mon travail auprès d’une association de cycles supérieurs devait m’imposer de passer des nuits à rédiger des ententes avec les professeurs du département quant à l’application effective de ce retrait concerté des activités académiques.

On me reprocha les cernes qui se creusaient sur mon visage. Puis il y eut des occasions d’«agir directement». Nous nous levions tous les matins, la rage au cœur, le regard flou, la détermination, pourtant, de nous enfiler les hoodies noirs et les bottes de marche. Nous marchions dans le soleil puis dans le froid glacial, dans la noirceur du matin avant que je me rende au travail chez un diffuseur où je syntonisais sur les téléviseurs les chaînes d’information en continu en espérant que nous pourrions nous retrouver sans peine le soir pour marcher encore, écrire et nous révolter sans graves conséquences.

Les gestes posés gagnaient en importance, ainsi que nos réputations respectives d’influence et d’action. Nos jours s’accordaient entre la fuite des agents de la fausse paix, les menaces des directeurs de cette institution médiatique distinguée où mes prises de position commençaient à avoir mauvais écho, le respect des feux de circulation des rues quasi-piétonnières, le soir venu, alors que les gyrophares nous «reconduisaient» quotidiennement jusqu’à la porte.

Nous fomentions des coups d’avenir dans le vin avant d’aller dormir du sommeil du juste terrorisé par l’éventualité des coups sur la porte à cinq heures du matin. Les justes ne dorment certainement pas mieux que les crosseurs.

Une sorte d’accalmie est survenue brièvement, entre les boîtes et la peinture d’un espace commun où la révolte pourrait emménager. Puis nous avons pleuré les résultats d’une certaine élection qui devait rendormir tout le monde. Le réveil serait brutal pour bon nombre, en sorte que nous entreprîmes de les aider à se nourrir, et à poursuivre la juste lutte.

Les cours et la rédaction étaient bien derrière nous, alors que nous tâchions de faire en sorte que ceux qui le voulaient puissent les avoir devant eux. Malgré notre épuisement, nous cumulions les longues heures de travail, pour rassembler les espoirs et quelques vivres. Je retournais encore quotidiennement travailler à valoriser les images qui bougent, alors que quelque chose était cassé. La fille s’entourait de gens aux espoirs aussi brisés qu’elle, qui devaient la réconforter, qui la comprenaient. Qui ne vendaient pas leur âme à la boîte à images.

Je serais le support quotidien, la raison et la cause par lesquelles on agit. Je serais l’allié de toute une vie, mais l’ennemi du quotidien. Je serais l’agent émancipateur, duquel on s’émanciperait. J’ai erré de déception en colère en blessure; tout cela n’était pas mon exacte acception du mot liberté.

J’ai toujours cru que qu’une relation honnête ne pouvait être mensongère au point de laisser croire qu’une seule personne puisse remplir toutes les sphères d’une autre vie, qu’il fallait à un couple l’espace pour aimer également ce qu’il n’est pas.

Je n’en étais pas moins habité du sentiment de n’être plus rien.

Les encouragements devenaient difficiles. L’intimité devenait lourde, triste, au point de n’exister plus qu’en dehors les murs où la révolte prenait son plein sens. Je me suis retiré de mon emploi : j’existerais dans la création et l’analyse, enfin.

Cela fit grand émoi; comment subsisterions-nous? Je promis de subvenir. Paradoxalement, je n’eus dès lors plus grand autre rôle. Une dépression fut diagnostiquée, qui devait conforter tout le monde dans ce nouveau rôle qui m’était imparti.

Les jours s’accumulaient, de pleurs, de craintes, d’angoisses. Nos couvertures étaient constamment habitées d’un chagrin sans motif précis. Puis d’un soudain regain de vie, qui devenait ma seule espérance au-travers des jours à nouveau froids. Ces jours-là, la fête, les Rodin, les rouges, les blancs, les bulles, les limettes se multipliaient, échouaient sur les planchers en même temps que nous, que nos invités parfois, les portes qu’on oubliait de verrouiller battaient sous la brise hivernale, dans la lumière chaleureuse de la révolte incongrue qui resurgissait, les confettis, les rires, les orgasmes volaient et éclataient le morne mois de janvier.

Jusqu’au lendemain où la douleur revenait, lancinante, diagnostiquée à nouveau, plus grande, plus vive, plus intégrale. Nous avons vu les Hôtels de différentes confessions. Nous avons pris des limousines hurlantes et jaunes. Nous avons compté les cachets d’espoir. Ils manquaient toujours en trop grand nombre. Je me tenais presque droit, quoique essoufflé, engourdi.

Je prenais congé parfois pour exister un peu encore. Une fois, je me suis cassé une cheville. Je suis revenu à la maison si heureux que je ne compris pas grand chose à la colère qui me faisait face. Je n’en voulais rien comprendre. Je suis parti en claudiquant. J’ai fait une guérison partielle en rénovant un espace où la révolte n’aurait plus droit de cité.

Je viens d’y emménager.

Je ne me révolte plus, et je suis devenu ami avec ce buste de Rodin qui trône au Musée des Beaux arts. Il m’effraie, et j’oublie souvent de dormir la nuit en le contemplant, coulé dans le bronze.