Un matin où la cloche n’a pas sonné

J’avais pris l’habitude en ces jours de me réveiller un peu avant le soleil. Je me rendais aux matines, suspendu par un lacet qui s’était trouvé dans ma main aux hasards d’une randonnée. Alors qu’il n’était, le jour où je l’avais adopté, qu’un petit lacet de soulier, il avait grandi pour devenir une longue corde solide, qui permettait de sonner une cloche.

Les débuts de journée s’étaient crystalisés en une routine simple. J’ouvrais les yeux et je glissais le long de la corde, en freinant brusquement à distance égale, sonnant ainsi la cloche qui se trouvait à l’une des extrémités. Mes collègues, amis, répondant au vacarme religieux et fidèles comme le chien de Pavlov, venaient avec moi s’abreuver au premier office.

* * *

Vint une longue nuit d’insomnie, puis un matin, où je ne savais plus… Tout s’entremêlait, et l’heure du lever ne vint jamais, ou trop vite, même encore, je ne sais plus.

Le soleil brillait, mais il faisait très froid. Quelques flocons dans les ouvertures du clocher. Je me suis passé la tête dans l’une d’elle. Une bourrasque de vent m’a glacé les tempes. Le regard fiévreux sur le jardin… Je ne vis pourtant plus rien que des flocons, entassés, sur un chantier, une mine à ciel ouvert. Le centre du jardin était une cicatrice. Une plaie, béante, au milieu de cathédrales qui s’élevaient. On ne distinguait plus le niveau du sol. Il n’existait plus. On ne distinguait, par ailleurs, personne, dans le jardin.

Le lacet, la très longue corde qui devait sonner la cloche n’était plus en poste. Plus précisément,il ne restait plus que le noeud, fixé bien solidement à la cloche. La corde s’était rompue quelques centimètres plus loin. je descendis par l’escalier de pierre.

Les tours du Jardin

Le savoir m’imprégnait, entrait en moi par chaque pore de ma peau. Je le consommais, je m’y vautrais. Mon esprit et mon temps étaient exclusivement consacrés à l’acte d’acquérir la connaissance. Je n’avais plus pour seule ambition que de faire miennes les notions de chaque discipline. Je n’existais plus qu’en puissance : j’étais un potentiel dictionnaire, l’Encyclopédie, une base de données, une bibliothèque d’archives et de calculs, prête à régurgiter. Je ne connaissais plus le goût de la bile, mais sa composition exacte.

J’organisais et j’empilais les connaissances de manière à ce qu’elles forment de nouvelles cathédrales, qui s’élevaient chaque jour autour du Jardin. Leurs clochers étaient d’immenses tours, infinies, d’où contempler l’univers connu de l’Homme. Ici, l’Amazonie, et là, le Taj Mahal. J’avais tracé les constellations sur des feuille de verre, et les cellules végétales étaient gravées dans la pierre d’un clocher.

Montréal, à cette époque, ne vivait plus. C’était une carte, c’était la ruine ou une série de calculs, de statistiques. Ce pouvait être aussi une île d’Amérique du Nord ou Ville-Marie, où jadis Maisonneuve avait pesté contre le froid et les accumulations de neige blanche. L’extérieur du Jardin n’avait rien de ce Montréal. Il était sale. Noir. Goudronné. On y voyait encore des échelles de cordes, vieilles et usées. On les sentait honteuses lorsqu’elles apparaissaient près d’un clocher. Elles n’étaient qu’un leurre de facilité; il fallait construire des escaliers pour s’élever.

Et je taillais la connaissance à même le sol, et le Jardin se découpait en reliefs. Mes collègues, amis, les êtres bestiaux, me servaient de point d’appui pour extraire de la Terre ses plus lourds secrets, que je portais à bout de bras au sommet des Cathédrales, afin qu’on les vît bien exposés.

En ces temps, le soleil rayonnait toujours et se fracassait sur les hautes tours du Jardin. Je me nourrissais d’herbe et de savoir, et j’étais vêtu de longs tissus noirs luxueux et confortables. Le soir, je m’endormais au sommet des Églises.

Le Jardin II

J’ai erré longuement au jardin.

Je me réveillais tôt, le matin, pour observer les êtres bestiaux trouver leur pâture. Bientôt, je fus des leurs, me nourissant d’herbe tendre et de prières. J’avais appris à différencier l’herbe douce de l’amère. Mon goût se développait, se raffinait, et je savais désormais où, dans le Jardin, trouver le gazon que je préférais.

Il en allait de même pour les prières. Des prêtres enseignants de tout acabit disaient les messes, en latin, en grec, et parfois même en hébreux. Et j’étais libre de choisir celles que je voulais entendre. J’eus tôt fait de croire en Dieu, sous ses différents aspects.

Il était, je dois l’admettre, beaucoup moins engageant d’avoir des dettes envers quelqu’un que je ne verrais jamais, ou alors beaucoup plus tard, que de m’imaginer responsable de ma propre vie. Dieu, dans sa perfection, ne me demandait rien d’autre que mon amour, et en revanche, m’accordait tout à crédit.

Le Jardin était chaque jour plus magnifique, et se chargeait de couleurs. L’herbe avait atteint sa pleine maturité, et toute son amertume avait laissé place à un léger goût sucré. Les différentes chapelles s’étaient transformées sous le soleil ardent en de hautes et resplendissantes cathédrales, dont les pierres éclataient de reflets roux et dorés. Leur intérieur s’illuminait, par des centaines de vitraux, qui nous faisaient voir toute la connaissance acquise jusqu’à ce jour par l’Homme.

Lorsque le soir tombait, je recopiais inlassablement les écrits des Anciens dans de nouvelles reliures, que l’on pourrait transmettre aux générations futures afin que le Savoir ne se perdit pas. Grâce à Dieu et ses représentants sur terre, mon existence n’était pas vaine : je trouvais une pleine valorisation dans l’idée que je puisse contribuer à maintenir l’humanité dans l’état de bonheur où je vivais moi-même.

Par ailleurs, les êtres bestiaux m’étaient devenus sympathiques. Je les appelais maintenant «collègues», «amis». Mon amour pour eux était la seule condition à la splendeur du Jardin et à la grandeur de ma vie. C’est du moins ce que je croyais.

* * *

Je me rendais chaque matin aux abords de l’océan goudronné, et me laissais imprégner par l’air malin des vagues de la grande ville. Mon bien-être était incontestable, mais je savais pour l’avoir vu jadis que tout l’univers ne se résumait pas au Jardin. J’aspirais, j’aspirais toujours. À comprendre comment sortir du Jardin, en l’emmenant avec moi outremer.

Ne trouvant aucune réponse, le regard fixé sur l’horizon de crystal dépoli, je songeais à tous ces gens qui, les pieds englués, demeuraient immobiles. Je retournais au Savoir, constatant qu’il me fallait encore en acquérir pour faire du monde un immense Jardin.

La première lettre

Voilà quelques temps que je suis au Jardin. J’ai découvert, au centre de flots humains, une épave de petite chapelle de pierre. Grise et froide comme la messe en latin, elle s’effondre au gré de la pluie qui coule maintenant sur le Jardin. Le ciel et les êtres bestiaux préfèrent se réfugier à l’intérieur des bâtiments. La laine des moutons est de plus en plus grise et leur pâture, de plus en plus humide.

Un air lourd et chargé m’est tombé sur la tête. J’en ai des ecchymoses, mais heureusement, le coup est parti dans une autre direction : je suis épargné. J’ai la vie sauve.

– G.

Le Jardin

L’impasse flagrante, j’ai renoncé au corps du christ et j’ai quitté le restaurant comme le païen quitte le temple : l’estomac noué et le regard bas. Dans l’extérieur humide et froid, un mendiant m’a tendu une main sèche. Exil. J’ai levé les yeux au ciel et les y ai laissés. Des stries blanches sur un ciel gris. Je me suis endormi en marchant tête haute.

Le ciel avait des couleurs de honte, et dans une lumière éblouissante, plein d’échelles de corde se dressaient des trottoirs de béton jusqu’aux limbes. Si l’on devait s’approcher de l’une d’elles, elle devenait rouge, puis fondait, laissant sur le sol des taches de goudron. Plus j’avançais, plus les rues de Montréal se goudronnaient. Il devenait bientôt impossible de lever les pieds, les semelles collées au sol.

Trop jeune. Encore un enfant. Poursuivre la route. M’élever. Je me suis déchaussé, et en gardant dans une main un lacet, me suis envolé. J’ai pleuré de la bile sur Montréal goudronnée, sur les voitures enchâssées les unes dans les autres, sur les passants qui circulent endormis, tête haute. Je venais de naître, mais dans une conscience adulte, rien de ce monde ne m’exaltait. J’avais faim. Que ne me donna-t-on pas le sein ?

L’autobus 125 ouest s’est arrêté là où le lui commandait un panneau d’affichage. J’y suis monté, et, assis dans le premier banc, j’ai écouté le conducteur m’expliquer combien inefficace son syndicat pouvait être pour lui négocier une augmentation de salaire.

– Je compatis, vraiment. Mais vous ne sauriez pas où je peux trouver un grand jardin tranquille ?

Visiblement irrité, il s’est rangé sur le bord de la rue et m’a pointé la droite. Je me suis levé.



– McGill. Un grand jardin avec des grandes portes. Des grands noms, des grandes connaissances pis des grandes aspirations. Terminus !

* * *

Une chaleur réconfortante sur ma peau. Les pas du troupeau sur le sol autour de moi. L’herbe du pâturage était fraîche et légèrement humide. J’ai ouvert les yeux et des rayons de soleil perçaient au travers des nuages. Non loin de moi, un étudiant arrachait du gazon à pleines poignées et le portait à sa bouche. Quelques rires.

Sur les vallons avoisinants, d’autres étudiants, d’autres poignées de gazon, d’autres rires. Puis quelques bergers qui déambulaient l’air paisible, pour quitter le Jardin par la grande porte. Il me sembla invraisemblable qu’on quittât cet éden, à moins peut-être d’avoir compris. Il fallait, oui, avoir un certain entendement, un certain intellect, à tout le moins une curiosité remarquable, pour quitter le Jardin. Il fallait aspirer.

J’ai inhalé toute la fraîcheur de l’air, à m’en donner des sueurs. J’aspirais, oui, à la conscience. À ce que mon corps sentît, mon esprit interprétât. J’aspirais à aimer le goût de l’herbe, pour mieux comprendre, pour plus vite quitter. Mais en vain, la végétation se moque bien de l’être bestial, car elle se sait indispensable à sa survie dès qu’il y goûte.

Je songeais maintenant aux échelles de cordes et je les aurais trouvé inappropriées si elles m’étaient apparues soudain comme plus tôt elles l’avaient fait. Mais je voyais, en contrebas des vallons du Jardin, quelques rues goudronnées et j’ai vite fait de comprendre qu’à défaut d’être bien chaussé, le Jardin était le meilleur refuge.

La première eucharistie (suite)

J’avais envie qu’un événement hors de l’ordinaire survienne, rapidement. La naissance ; garante de nouveauté. La beauté commandait pourtant que la suite des choses se présente à point, plus tard. Mais l’homme est un fauve affamé qui court derrière sa proie jusqu’à ce qu’il sente la chaude satisfaction rouge couler de sa bouche. Tant que les crocs de l’homme n’ont pas mordu, il erre à la recherche impatiente de son pain quotidien, de sa mie.

La foule se dispersait, mais une. Et son hésitation à se sauver trahissait toute sa volonté de se sentir exister. Elle se livrait, proie facile à mon coeur affamé, dans toute sa laideur impersonnelle. Fabulation, que tout ça, et pourtant… pourtant, je sentais déjà son coeur battre un peu trop fort et un peu trop près du mien. Son odeur douce et insistante me grisait. Sa chaleur moite me répugnait. Les yeux clos, le monde a vacillé. J’étais ivre et dans un spasme, l’omniprésence envahissante de la passante au regard trop attentif me fit vomir toute la bile que j’avais pu me faire, l’espace d’une vie.

Je n’avais pas encore mis la main sur mon sandwich, pas encore avalé une bouchée. Le monde n’avait pas encore de goût dans ma bouche, mais je savais que la bile serait le choix du chef pour quelques éternités encore…

La première eucharistie

Lorsqu’on veut célébrer l’eucharistie en milieu urbain, soit on vole un pain, soit on l’enfourne soi-même. Inutile de compter sur quiconque pour nous le donner, même les églises sont privatisées. Cherche-t-on un sourire? On préfère nous aviser de sa gratuité. Juste au cas. Ah! mais le baptême, lui, est sans prix. Me voici immortel et immortalisé en première page d’Écho-peuple. Joie. N’empêche : le vedettariat creuse l’appétit, alors je détourne mon regard du curé de verre et m’engouffre dans la multitude jusqu’au comptoir sandwich.

– Non, pas de pain plat, me dit le commis

– Sec alors?

– Tout est frais, aujourd’hui, précise-t-il.

Tant pis je me contenterai d’une baguette, brie jambon, s’il vous plait. Je vous offre la paix. Le gant de latex poudreux en indice de superficialité. Propre, à tout le moins. Je détestais qu’on me mette le pain sur la langue de toute façon, pour la connotation sexuelle désagréable. Jamais content.

Quant à la communauté, elle est en file derrière moi et s’impatiente. Je l’indispose, c’est l’évidence. Le restaurant n’est pas un lieu de rencontre, c’est un lieu de service. Ah! bon. Pardon? Dieux vous aime.

Je paie et vais m’asseoir, me recueille au comptoir devant la vitrine. Économie d’espace, mais j’ai un public. Non, non, je ne suis pas mort, je réfléchis! Foule stupéfaite, se disperse, mais une…

Le rituel

Je suis donc né de la pluie qui tombait sur Montréal en cette froide matinée de septembre, naïvement. Sans bagage et nu. Je me dirigeai d’abord vers les toilettes, lieu de prédilection pour se constituer une quelconque personnalité au milieu d’une ville surpeuplée. J’ai fait mine d’assécher le liquide amniotique sur mes cheveux noirs et courts, puis le prêtre effacé et flou dans la glace m’a baptisé d’eau chlorée et malodorante. Je n’ai pas pleuré, et on m’a pris en photo.