trois ans de désertion. trois années de rumeurs. tergiversations infécondes. ce soir, cette nuit, maintenant. je me retrouve. j’emmerde à nouveau l’amour. j’aime encore la douleur. il y a encore à dire. il y a encore à apprendre à dire. il y a trop à vivre comme hier. seulement il y a presque trop vécu déjà. cinq ans depuis le départ. quatre année faite depuis l’autre départ. le poids du temps. je n’aime toujours pas les vieilles personnes tristes. je sais maintenant pourquoi. Cela suffit à faire de moi une vieille personne triste. n’eut été de cette connaissance, je serais encore un adolescent, peut-être. sans doute. on ne se sait jamais vraiment.
Il y a trois ans, j’écoutais la même musique que j’écoute à l’instant. Le hasard l’a peut-être voulu, ou c’est peut-être moi qui l’ai souhaité, voire organisé. on ne se sait jamais précisément. De même, cet air populaire qui me file au creux du conduit auditif : je doute que je l’entende différemment d’il y a trois quatre cinq ans. Toutes ces années.
Je revois pourtant le soleil du petit matin, chaud. Le mois de septembre. Dans la cuisine flottent des nuées d’une chaleur de hangover, alors que j’étais pourtant à jeun jusque là. il est à peine sept heures quinze ou quelque chose de similaire. les fenêtres coulissantes sont ouvertes. À cette époque, Florence et moi n’avons peint des rayures — différents ton de turquoise-opale-bleu-vert — que sur un mur. Ma nouvelle cafetière est programmable. Je peux préparer le café le soir, et il me la coule douce au matin. Je bois toujours le précieux liquide chaud dans les tasses multicolores que m’a données grand-maman. Je dis multicolores, mais elles sont loin d’une séquence arc-en-ciel. Rouge, bleu, brun, orange, vert, et une autre teinte de bleu. Quelque chose comme ça. J’ai les assiettes assorties.
Dans le matin de soleil orangé, même si les matins sont salement engourdis, j’adore m’installer à la table de la cuisine, que j’ai bricolée moi-même, et regarder la vie commencer d’exister derrière les stores en bambou roulés. J’éprouve étrangement moins de plaisir aujourd’hui à voir le monde commencer de s’éveiller. Peut-être c’est un peu plus d’indifférence. Peut-être c’est la trace du temps.
Comme quand, quelques mois plus tard, ça ne me faisait plus rien. Tout ça. La vie. La politique. La communication. Ce sur quoi j’avais misé jusque là, et qui me permettait de croire à la vie. Un jour, ça n’a plus voulu rien dire. J’avais commencé à mettre davantage de rayures sur les murs de la cuisine. Florence avait même eu peur de mon sale caractère, un jour où j’enduisais les longs corridors verticaux formés de ruban-cache de peinture vert-bleu-opale-turquoise-grisâtre. J’avais commencé d’être élimé. Rongé par le temps. Par ma propre petite vie de merde.
Souvenir d’un début de soirée. les lampes sont allumées devant les stores de bambou roulés. On avait mis deux petites lampes qui provenaient de chez IKEA. une devant chacune des fenêtres. Ça donnait du style. L’éclairage était au tungstène, très très doux. Derrière, la neige tombait. La chaleur fuyait la cuisine par les fenêtres grand ouvertes. Et elle était immédiatement remplacée par une chaleur toute neuve que produisaient les radiateurs fous de notre grand appartement, à Florence et à moi.
Nous y habitions en colocataires, même si on couchait fréquemment ensemble. Je faisais semblant de ne pas l’aimer alors que j’en étais follement amoureux. Follement, c’est le mot : elle me rendait complètement fou. Elle s’agrippait à vous comme un lierre à une roche. Ou pire encore. Elle voulait qu’on l’aime. Trop. Et j’étais jeune. Et j’étais niais. Et j’avais peur. Mais ce dernier point n’a pas changé.
J’aimais faire l’amour avec elle. Florence dégageait une énergie similaire à celle des radiateurs. Constamment régénérée. Il fallait décidément ouvrir les fenêtres. Celles de sa chambre étaient entrouvertes. Les miennes, au maximum. Faut y voir un extrémisme de ma part. Ou reconnaître qu’elle était frileuse. À bien des égards, d’ailleurs.
Le lendemain d’un de nos ébats, qui avaient tous en commun de n’en plus finir, bien qu’ils fussent somme toutes un peu rares, je fixais les lampes IKEA devant les stores en bambou roulés, signés IKEA également. la neige, dehors. De gros flocons tombaient entre nos fenêtres et les réverbères qui projetaient une lumière plus orangée que le soleil encore. Étrangement, je ne sais plus si de la musique jouait. Il y avait souvent de la musique, dans notre appartement. Souvent une musique douce, et chaleureuse. Conjuguée à la chaleur également douce des pièces, aux couleurs suaves des murs, pour autant que des couleurs puissent être suaves, à la richesse des meubles antiques, à notre envie commune de tout prendre de la vie, nos musiques contribuaient à nous donner l’impression d’être deux merveilleux bourgeois installés là pour une vie de délices, dans un décor à la juste hauteur de nos espoirs tout jeunes.
C’est depuis ce soir, précisément, je crois, que je ne peux plus voir tomber de gros flocons au crépuscule, sans un pincement dans l’abdomen. sans un vide qui se forme en moi, sous la peau, la cage thoracique, le peu de muscles qui s’entremêlent à tout cela et sans doute quelques litres de sang… et je me demande chaque fois quel organe parmi cet enchevêtrement de fibres humaines se serre quand je vois des putains de flocons de neige.
Florence n’est pas rentrée, ce soir là. Nous avions baisé comme des dieux, la veille. Ou peut-être je n’en avais que rêvé. À cette époque là, je savais encore avoir chaud. C’est quand même amusant, parce qu’on dirait que j’ai oublié comment faire, maintenant. Aujourd’hui, il faut un peu de whisky. Ou de ce qu’il y a comme spécial au Verre du coin. Il fait toujours froid à notre époque. C’est ce que devait nous apporter le vingt-et-unième siècle, mais nous n’en avions pas encore véritablement pris conscience. Ou peut-être encore est-ce parce que les corps et les radiateurs s’épuisent à force de produire de la chaleur. Quoi qu’il en soit…
J’avais longuement observé la scène de l’autre bout de notre petite cuisine. Je veux dire, la fenêtre, la neige, et la lumière qui s’y mêlait. Il y a de ces moments où l’on se sent exister, en même temps que le monde s’écroule sans qu’on ne le sache précisément. Mais on s’en doute. Il n’y a pas besoin de voir la neige s’accumuler au sol pour savoir que la rue Linton se drape d’une couverture orangée de lumière et de neige. Il n’y a pas besoin de voir le vit entrer dans Florence pour pressentir que l’amour tire à sa fin. Il est indifférent de savoir que Jérôme ou Maxime ou Nicolas s’enfonce dans mon amour pour rester là à regarder une pièce en sachant que quelque chose en moi se rompt, en elle, se rompt.
J’avais mis mon vieux manteau noir, celui avec les poches surpiquées, et très usées. je n’avais pas de baladeur, à l’époque; la musique était réservée à la chaleur de notre logis. Du moins, c’est ce que je croyais. J’avais enfilé cette espèce de redingote bizarre et j’étais sorti parmi les flocons virevoltant. Sous le prétexte de me rendre au supermarché, j’imagine. J’ai souvenir d’avoir pris tous les détours imaginables pour ne pas rentrer. Sachets de plastique aux mains gercées par le froid, le vent, la neige qui fondait sur mes doigts qui se meurtrissaient. J’ai la peau sensible et mes jointures craquent au froid. Littéralement. Les petits sillons qui se forment entre les pores de peau sont toujours croûtés de sang sur la surface extérieure de mes mains. Apparemment, il faudrait que je voie un dermatologue pour ça. C’est ce qu’on me dit.
Lorsque j’étais rentré, transi, gercé, engourdi par le froid du soir, mouillé par la neige qui m’avait fondu dessus, Florence écoutait Sinatra. Strangers in the night. Assise au salon. Un cœur de poire sur le verre de la table du salon. Elle avait la sale habitude de laisser traîner des cœurs de fruits partout. Et ça laissait des cernes, ça collait. L’hiver, les radiateurs et leurs radiations s’occupaient de sécher tout ça. L’été, quand c’était le moindrement humide, ça puait la putréfaction.
Il devait bien être vingt-trois heures. Le voisin du dessous n’allait pas tarder à monter en titubant pour nous dire de baisser la musique, après avoir administré à son plafond de grands coups de balai. Il était très friand de cette petite routine que nous avions, lui et nous. Je crois que ça l’occupait bien, au fond, de venir nous dire qu’il essayait de dormir, lui dont le téléviseur projetait toujours sur les toiles des fenêtres sa lumière bleuâtre jusqu’aux petites heures du matin, et que nous entendions ronfler jusqu’à midi tous les jours. Ça devait le réconforter d’avoir quelqu’un à engueuler à sa convenance.
J’ai appuyé sur le bouton d’arrêt de la platine. Florence m’a dit d’un ton empreint d’une fierté calme, d’une satisfaction pleine, qu’elle était heureuse. « Je suis heureuse, elle m’a dit, j’ai fait quelque chose aujourd’hui que je voulais faire depuis longtemps ». Elle avait, d’aussi loin que je la connaissais, toujours eu cette propension à formuler des phrases d’un construit impeccable, et à les prononcer d’une manière tout aussi impeccable, en n’omettant aucune syllabe. Elle était assez formidable. Entre autre parce qu’elle intercalait souvent entre les noms et les subordonnées relatives plein d’adverbes, voire de verbes. C’est d’elle qui le faisait à répétition que j’ai moi-même pris cette tournure.
Je me devais forcément être heureux pour elle, car c’était une loi tacite entre nous que nous devions être heureux l’un pour l’autre. Elle m’aurait blâmé du contraire, et je lui pardonnais cette façon d’être qui peut parfois devenir irritante, je ne le nie pas. Plus maintenant. « Je suis heureuse, Jean-Philippe, parce que j’ai connu quelque chose de nouveau. »
Un plus un, fait deux. Je l’ai regardée, désemparé. J’aurais aimé lui hurler au visage qu’elle n’avait pas le droit. Que j’étais là pour elle. J’étais fixé sur place, debout au centre du salon. Mes yeux étaient rivés sur son épaule gauche, qu’elle avait la manie de relever presque à la hauteur de son oreille. En fait, elle était toujours assise dans de drôles de positions, qui permettaient ce genre de posture relativement étrange. Je n’ai rien répondu. Elle a continué, mais je ne sais plus ce qu’elle a dit. Je ne sais plus si, à ce moment, je l’écoutais encore. J’ai remarqué une tache sur le bras gauche du divan, juste sous son bras à elle. Puis j’ai fixé le vide, ou quelque chose qui se situait à proximité de l’immense vide qu’elle avait créé remarquablement vite entre nous.
Florence n’était plus à moi, si peu l’eut-elle été jusque là. Elle n’avait connu, avant moi, aucun homme. Des garçons, certes. De ceux qui embrassent en enfonçant la langue et en la tournant dans la bouche des filles, davantage pour cause d’une foi infinie en ce que disaient les magazines pour ados que par réel plaisir. De ceux qui encore empoignent un sein naissant avec la vigueur d’un bambin qui enfonce une main dans son gâteau d’anniversaire, en croyant faire naître de leur geste le désir de la femme en devenir qu’ils triturent ainsi. De ceux-là, elle en avait bien connu trois ou quatre. (Et je passe outre ses expériences plus signifiantes qui n’avaient pas tout à fait été réalisées avec des mâles…) Mais d’hommes, jamais. Je ne me compte pas dans l’équation, ici, car malgré tout l’amour que nous nous étions porté jusque là, et en dépit de mes rêves érotiques éveillés, et des siens, et malgré même que j’aie pu moi-même maladroitement enfoncer ma main dans le gâteau d’anniversaire, sous le couvert de mon inattention ou le prétexte de vouloir attraper une étoile d’anis qui volait du mortier, notre relation était assez platonique. Jamais rien entre nous n’avait été explicitement sexuel, pas même un baiser. Nous avions, par pudeur peut-être, préféré nous en tenir à la frontière des états. Faire l’amour, baiser, ça voulait dire autre chose, pour nous. Je ne sais pas exactement quoi. Peut-être ne sait-on jamais.
Cela ne m’empêchait pas de considérer comme une haute trahison le nouvel état du monde, tel qu’elle l’avait redéfini ce soir là, tandis que je regardais le ciel de la rue Linton décharger son balcon des flocons de neige qui l’engorgeaient.
Je me suis assis près d’elle. Contre elle. Je me suis dit qu’il faudrait housser le divan blanc, maintenant qu’il était taché sur le bras gauche. J’ai, pour la première fois de ma vie, posé ma main sur sa cuisse, trop haut sur sa cuisse. Elle m’a regardé, m’a souri délicatement, ses yeux reflétant la lumière de la lampe en forme de bouquet de fleur posé sur une table à l’autre bout de la pièce – ou cette lumière émanait-elle de son propre corps ? – et m’a souhaité une belle nuit. Elle s’est levée, puis s’est dirigée vers sa chambre.
Avec le recul, je sais aujourd’hui que c’est seulement ce soir-là que se justifiait réellement la folle dépense que représentait la location d’un quatre pièces. Nous avions dormi dans le même lit la majorité du temps. Elle avait l’habitude, que j’ai même parfois jugée fâcheuse, de venir se vautrer dans mon lit au moment où je cherchais le sommeil, presque tous les soirs. Or, était-ce cette neige de novembre ? il me paraissait maintenant légitime qu’elle ait son espace et moi le mien. Légitime et impératif.
Elle a dû s’endormir en douceur. Quant à moi, j’ai pleuré et convulsionné, jusqu’aux petites heures. Ce ne furent pourtant pas des larmes frivoles, de celles qui coulent comme les rapides d’une rivière à la crue du printemps, ni de celles qu’on arrache une à une lorsque la douleur est pressante, mais réfrénée. Mes larmes étaient lourdes, et coulaient une à une, lentement. Elles laissaient sur ma peau une trace chaude, comme lorsque l’on glisse la lame d’un couteau sur le revers de la main, comme lorsque la première goutte de sang s’extrait du sillon ainsi formé.
Puis mon corps semblait être pris d’un venin inconnu, et s’agitait en spasmes lents, frissons électriques et brûlants. La désorganisation de mes membres agités doucement n’avait d’égal que l’écroulement trop lent de mon univers. Le repli des étoiles se compte en million d’années. J’étais alourdi par ma colère. La tristesse seule aurait éclaté, se serait fracassée sur les murs dans un grand bruit de verre brisé, puis je me serais assoupi. Mêlée à la colère, cette tristesse devenait presque langoureuse. J’ai su immédiatement que je connaîtrais peu de ces douleurs dans ma vie. Ce serait désormais une expérience passée, signe que l’on vieillit. Signe que l’inconnu diminuait tout au long de la vie, au profit du connu, et que tout ce que je vivrais désormais n’aurait rien de commun avec cela.