Cercle

Je tourne en rond.
Des pieds et des synapses qui se perdent dans une même circularité.
Et se retrouvent, à chaque cycle trop brièvement complété. L’exiguïté du cercle me surprend chaque fois que je retrouve la mie de pain que j’ai semée partout. Les conclusions sont toujours les mêmes; la constance est une fatalité mathématique.

Il faut pour faire avoir fait, et ne pas marcher toujours dans les mêmes sentiers qui mènent là où l’on était déjà. Je tourne. En rond. Prisonnier d’une forêt-labyrinthe, et je sais chaque arbre, chaque bocage, chaque pousse. Prisonnier d’une forêt-labyrinthe, et les nouvelles pousses attendent le printemps.

Le dix au soir.

Je pensais sensiblement la même chose que toi. Discours forts, encourageants, qui témoignaient entre autres du passage de la lutte à une nouvelle étape. D’une extension-réduction de la lutte. Extension, parce qu’elle s’étend à d’autres groupes. La sensibilité s’est propagée comme les vagues concentriques par-dessus les berges atteignent parfois les chaumières.

Réduction parce que, ce faisant, les vagues n’en sont plus de 10 mètres, ou n’en paraissent plus tant. Les propos ce soir-là, paternalistes comme ceux d’un Champagne, nostalgiques, déjà, comme ceux d’un Nadeau-Dubois, ou révoltés comme ceux d’un Cyr, par leur multitude encourageaient à la poursuite. À l’épanouissement dans la diversité.

Comme le pain qui quitte le ciboire, la lutte devient des millions de petites particules qui habitent maintenant nos cellules. La lutte participe désormais de quelques entités qui lui sont extérieures. Elle est récupéré à même de nouveaux organismes. Elle sera humaine, elle sera parasitée, elle sera chiée s’il le faut, mais elle sera.

Cela ne fait plus de doute.

Cela pourtant n’était qu’un repas. Cette soirée était comme le toast final, le moment où l’on trinque une dernière fois parce qu’on s’est déjà dit «ouin, j’vais y aller, moi…
– Ouaip! moi aussi… Fatigué, là.
– On se revoit bientôt, ok? Je trouverais ça plate qu’on mette encore 40 ans avant de se voir…»

Et pleins de bons sentiments, forts de nos discussions, du repas que nous avons partagé, dont les molécules désormais feraient partie de nos deux corps, deux cent mille corps, nous irions nous coucher, lovés dans un confort à demi, mais surtout confortés d’avoir un moment pensé et goûté ensemble un seul plaisir.

C’était bon, Marianne. P’t-être ben qu’ça l’était trop.

Trop pour être agréable tous les jours comme ça. Soit on va s’habituer, soit on va en faire un moment détaché du reste de la vie. Est-ce qu’on l’a pas déjà fait?

La soirée c’était ça. Tchin! J’pense que j’ai fêlé mon verre. J’m’excuse, j’suis fatigué, j’évalue mal la force de mes mouvements. Temps que j’aille dormir, qu’on disait? Ouais. J’te fais la bise, la prochaine fois on déjeunera, peut-être? Ça nous permettra de passer la journée ensemble, peut-être…

Pis une fois au lit, deux corps, deux cent mille corps lourds, se disent que demain, c’est trop tôt, mais la semaine prochaine…? Pis on sait ben qu’on va toujours passer tout droit pour aller déjeuner. On est tellement bien dans son lit, Marianne.

Pis au fond, c’est un peu là qu’on fait la révolution, hein! Haha! Quand on y pense… Tu te souviens du Roi Lion? The Circle of Life. Y’a pas de plus précise révolution que ça. La vie est une éternelle copulation.

Mais c’est pas parce qu’on jouit que c’est vraiment l’fun.

Mais bof. C’pas déplaisant non plus.

C’est un peu tout ça qu’elle me disait, cette soirée.

C’confus.

Comment va ton bordel, toi?

Une lettre pour toi

Bonsoir,

 

J’ai quand même pris le temps d’y penser, sans doute un peu trop. Tenté de me comprendre, parce que, je le sais bien, je te dois des explications.

Je te les dois, de mon humble avis, pour d’autres raisons que la seule justification. Ce serait tout presque simple, je pourrais m’en laver les mains dans le houblon, tenter de t’endormir de ma fatigue des dernières semaines, alerter la bienséance et soudoyer la bienpensance.

Or rien n’est jamais si simple et l’amitié que je te porte impose sans doute un éclaircissement supplémentaire. Seulement je patauge dans la noirceur, et j’accumule les jours sans soleil et les nuits sans sommeil. Je ne me comprends plus tant, alors s’il faut par surcroît m’expliquer…

Bienséance et bienpensance : oui, voilà deux concepts fort productifs!

La bienséance commande de réfréner les pulsions quelles qu’elles soient, afin de faire montre de politesse, de cette finesse du caractère qu’on apprécie et qui, alliée à un jugement englobant et un esprit vif, fait de l’homme, de la femme ordinaires des êtres de qualité. Je sais être cela, mais à la fin, et même au milieu, on s’en lasse et l’ivresse portée par tout ce qui sait rendre ivre ne nuit pas à lui faire sauvagement outrage : voilà pour la bienséance.

La bienpensance en revanche me parait plus complexe. Étant issu d’une famille dysfonctionnelle où néanmoins l’on valorisait et réfrénait tour à tour la réflexion, et l’inventivité aussi bien — des années plus tard, j’aurai compris que la meilleure posture était toujours d’être inventif dans mes réflexions, ce qui me gardait en tout temps des reproches et m’apprenait à n’être le serviteur d’aucune préconception — j’ai fini par développer cette espèce de complexe de la redéfinition. Ce n’est pas toujours opérant, mais en général, ça me donne l’impression d’être un peu plus libre, ce qui n’est pas à dédaigner dans la contingence qui est celle de notre génération.

Je m’explique. Si d’aucuns souffrent de divers complexes, dits «d’infériorité» et «de supériorité», les deux les plus souvent rencontrés, je prétends être porteur du complexe de la redéfinition, c’est à dire une tendance profondément ancrée à croire que les gens font erreur, qu’ils présument mal, et que la cause première de leur(s) malheur(s) s’il en est, c’est le paradigme où ils vivent et d’où ils observent le monde. C’est normal après tout et même lorsqu’on s’en porte mal, on est si bien dans ses convictions. Or on pourrait dire, si c’était volontaire, que je pratique le doute méthodique mais puisque je n’en ai depuis longtemps plus le contrôle, je me contenterai de dire que je doute. J’ai devant chaque chose et son contraire un intérêt et une curiosité, qui me font me demander s’il ne se pourrait pas que l’on se trompe sur leurs causes et conséquences, ce qui le plus souvent m’amène à voir les choses autrement, d’un point de vue qui ne se peut pas — mais au fond peut-être, si l’on change notre perspective. Chaque objet est redéfini.

Alors la bienpensance, c’est l’idée généralement admise sur ce qui est bien, ce qui est mal, ce qui est bon pour tout un chacun, et cela correspond à des moeurs admises en société. Mon avis? On se trompe sur ce qu’est la société. Ce qu’on la croit communément admettre est donc probablement erroné aussi…

Ainsi valorise-t-on l’amour fraternel et l’Amour lubrique, immense et béni devant «dieu», comme s’ils étaient un et deux. Je ne fais pas la différence. J’ai remarqué qu’il y avait des amours plus douloureuses, et d’autres plus délicieuses, mais que toutes étaient le plus souvent simplement orgueilleuses (oui, je viens de plugger amours, délices et orgues.). En somme je perçois l’ensemble comme un continuum. (Pour être juste, on verrait plutôt une forme aux multiples dimensions mais le cerveau n’en admet facilement que trois, à cause du monde dans lequel on vit, mais ce n’est véritablement qu’une aise de présentation si les graphiques se présentent généralement avec un axe des x et un des y. On pourrait difficilement l’imaginer, mais certaines situations imposeraient de visualiser bien davantage d’axes. La plupart du temps, on finit donc par faire plusieurs graphiques, et on devient mêlé dès le deuxième. Wonder why…)

Continuum, nous disions, à supposer qu’il soit unidimensionnel, et à l’un bout se trouveraient les amitiés telles qu’on les connait : justes, fraternelles, platoniques, pleines de sympathie et bon bref tu vois. À l’autre bout, l’amour tel qu’on l’aime bien, j’entends exclusif, pour la vie, devant le plus grand témoin qu’on ait imaginé, etc… Et comme on a horreur de ce qui n’est pas clair, on a exclu ce qui existe entre les deux. Et quand on rencontre quelqu’un qui nous plait mais avec qui on ne passerait pas sa vie, ou quand on baise en dessous des draps pour pas que Dieu voie, on dit : c’est pas le/la bon(ne).

Et les amis, c’est simple, mais s’il y a de la confusion, de l’ambiguïté on se dit : «ça ne peut pas être entre les deux». La bonne nouvelle, c’est que je parle du continuum, mais que même les deux extrêmes, pour moi, ne correspondent pas à ce que les gens disent. Heureusement que je ne vis pas leur vie parce que je ne suis à la recherche ni du parfait ami, ni de la parfaite femme. J’apprécie au contraire ces zones floues où il faut constamment tout redéfinir et si je passe de longs jours (jusqu’à la fin?) en compagnie de quelqu’une, ce sera parce qu’au coeur d’une confiance propre aux relations que l’on développe, elle m’aura tenu en haleine à ne jamais accepter le cantonnement dans un rôle bien défini.

Je crains pour l’avenir de l’humanité ces jours-ci alors qu’une femme tente le coup. D’adopter un rôle, je veux dire. Alors je la challenge. Au dedans du couple comme en dehors. (Hahaha!) J’entends d’ici le terme «tromperie». D’abord, ça ne se peut pas, tromper, parce que pour tromper il faut avoir prétendu autre chose, il faut avoir dit «j’agirai ainsi» et ne l’avoir pas fait;  depuis des lustres je ne dis plus comment je m’en vais agir.

Mais j’entends encore «quand on aime, on n’agit pas comme ça». Vraiment? C’est vrai, j’oubliais : quand on aime, on se possède, on s’exclusivise, on se lasse et on s’en va. Sauf bien entendu si c’est la bonne. Celle qui pour toujours comblera tous nos désirs et nos aspirations et nos ambitions de bonheur, celle qui en somme sera tout pour nous. Mais, bien sûr, ça ne fonctionne pas comme ça, renchérit la bienpensance. On aime, mais on garde chacun sa vie, on fait ses activités, on voit ses amis. Seulement, on est fidèle. Et je demande : fidèle à quoi? À ne pas mettre son … dans une autre … ? Parce que l’amour est exclusif…

Bon, d’accord, après, on ne se cache pas que ça fait mal, l’amour-ailleurs. Parce qu’au fond de chacun se cache un petit oiseau qui dit cui-cui-le-ciel-est-bleu-et-c’est-à-moi-le-nid.

On est, humains, à mi-chemin entre l’animal d’où l’on vient et la machine qu’on a voulue plus parfaite que nous. Cet à-mi-chemin, on a appelé ça la civilisation, et on prétend qu’être civilisé, c’est ne pas laper dans son verre d’eau, et baiser derrière une porte, mais ne connaître qu’une embrasure et en vomir, mais dans un récipient!

La bienpensance, elle m’inspire ça. Elle nous protège de grandir comme les enfants au bout d’une laisse — mais tu comprends, sinon, ils s’égarent! — et les casques de vélo et les casques de hockey et les casques de pénis. Si on n’avait pas dix-huit pouces de protection au hockey, on jouerait peut-être enfin au hockey. Si on n’avait pas de mariages implicites, peut-être saurait-on enfin se marier. La bienpensante civilisation a choisi d’abandonner massivement le mariage pour connaître cet amour où l’obligation part de soi, où l’obligation part de «sois» et parle de soie. L’erreur faite a me semble-t-il été d’abandonner l’institution pour en perpétuer les règles. Dès lors anything goes maybe, but still.

Alors en somme il m’arrive, lorsque la bienséance fout le camp — je suis fils d’une éducation privée — d’envoyer publiquement paître la bienpensance — je suis fils d’une éducation qui n’était pas privée de liberté. Entre ascétisme et hédonisme, un équilibre se crée qui m’est propre, et que je requestionne à tout moment. Car ce dont je suis tantôt sûr peut, encore tantôt, me surir.

Et c’est l’espoir de la vie qui me guide et me conduit. Je le préfère à ce camionneur qui transporte des poulets en cages de douze pouces, par douze pouces, par douze pouces, par douze unités de haut, par huit de large, par quarante-huit de long. Descartes est une condition nécessaire au transport efficace des poulets et utile à la vie humaine, pas l’inverse.

Tu te demandes pourquoi tu lis tout ça, et tu te dis peut-être que je suis fin d’être parvenu à te faire oublier la question. As-tu seulement jamais su quelle elle était, cette question?

 

Avec toute mon affection,

JP

La tête dans le sable

Le voyant réapparaître au milieu d’une allée funèbre, je pris conscience qu’il avait, plusieurs minutes auparavant, déserté la scène de la mise en terre. On avait inhumé le corps dans un des meilleurs sols de la région, d’une terre noire de jais, riche, irriguée par la nappe phréatique dont on dit qu’elle est ici pure comme l’eau qui jaillit de la source à Saint-Jacques. On avait semé la défunte parmi d’autres cadavres dans ce terreau fertile comme habités de l’espoir qu’elle renaisse au printemps, bourgeonnante, promesse d’une vie à être reprise à chaque révolution.

Échappant à la foi douloureuse et mensongère de cette famille dont l’émoi en ce moment ne le concernait pas, ou si peu, par alliance seulement, il l’avait quittée momentanément pour aller errer plus loin au cœur du cimetière, là où il appartenait. Parmi les siens, tous les siens désormais sous terre, à quelques pâtés de pierres tombales d’où se trouvait endeuillée sa nouvelle belle-famille, il ressentit une vive jalousie mêlée de mépris. Ces gens dont la colonie était subtilement amputée, et amputée d’un membre qui les avait ces dernières années gênés par sa sénilité envahissante, pleuraient leur morte comme on pleure l’ablation d’un rein défectueux.

Lui n’avait depuis longtemps – il avait cessé de compter les années trente-cinq ans après l’effacement de ses proches – plus pour famille qu’une mère délirante et une sœur au tempérament mollasse dont le malaise social suggérait la déficience mentale pure et simple qu’elle se serait, au surplus, résignée à ne pas combattre.

Au cœur d’une allée de sapins Douglas bordée de monuments funéraires vivement éclairés par les rayons printaniers, il se fit la réflexion finement impertinente qu’il était tout aussi impertinent que ces lieux empreints de tristesse, de mort, soient peuplés d’arbres que l’on associe dans sa culture à une fête célébrant joyeusement la nativité. Lui-même sans plus de parenté susceptible de fêter l’événement, ni ascendance, ni descendance, se dit que la remarquable encyclopédie vivante du savoir inutile qu’il constituait, vieillissante au surcroit, n’avait possiblement plus de raison d’être ; qu’il n’y avait, si tant est qu’il y en eut jamais, plus de motif valable qu’il consomme, comme organisme vivant, la moindre ressource. Les sapins Douglas pouvaient croître en paix ; il n’en abattrait certainement aucun cette année, et irait bientôt rejoindre cela qui les nourrit.

La cérémonie terminée, tandis qu’il descendait l’allée pour nous rejoindre, son regard croisa le mien. Moi que la jeunesse ignorante de tout laissait imperturbable, inatteignable, je le soutins. Il s’embruma. Des larmes, régulières et lentes, rigolèrent sur son visage. J’en compris dès lors que je devrais me rire de la mort, sous peine qu’elle se fasse plus insolente que moi.

Personne ne profitera jamais de la vie qui croît sur nos tombes.

Au temps en emporte le

J’ai dit que je voulais parler du rapport au temps et c’était faux. (Forcément). J’ai dit que je voulais parler du rapport au temps, alors qu’on ne se rapporte pas au temps. S’il y a quoique ce soit, c’est lui qui nous rapporte. Nous dénonce.

Ce qui était vrai, ça aura été que je disais que je voulais parler du rapport entre le temps et la technologie, ce qui sera tout aussi faux. Le temps ne peut tout simplement pas se rapporter à quoi que ce soit. Il fut trop mou. Il est. Il coulera. Il fluvial. Nulle part ; le temps n’a pas de destination. S’évapore-t-il? Se dissémine-t-il? Cela impliquerait toujours qu’il aille quelque part. Qu’il se transmute, à la rigueur – « Rien ne se perd… » Pourtant, le temps, les heures, disparaissent. Cela se… cela. C. Le temps n’est qu’un vecteur, une force, peut-être. Ou rien du tout.

Est-ce le temps qui coule, qui circule? Ou est-ce nous mortels qui circulons à travers lui? Mais à travers quoi? Le temps est-il tangible? Attendez 15 ans durant votre procès avec possibilité de peine de mort, et le temps le sera sans doute, tangible. Non. Quinze années sont trop longues. Cela redevient intangible. Attendez sans savoir combien de temps vous attendrez. Combien d’heures, combien de jours, combien de décennies. Attendez en sentant l’impatience vous gravir, vous escalader, vous rendre fou, puis indifférent, puis mort. Attendez voir. Combien de temps faut-il pour que le temps nous rattrape?

Tu parles comme si tu te mouvais comme lui. Je l’ai dit. Soit il se meut, soit nous nous mouvons. Pouvons-nous concevoir que le mouvement relève de deux agents à la fois? Que le vecteur, la translation, soit à la fois celui de l’axe et celui de la substance, en laissant des traces. Vous, moi, pas lui – le temps ne laisse pas de traces. C’est nous qui nous détériorons. La matière, telle qu’elle est constituée, se désagrège. En classe, l’attention se désagrège. Emmuré, le mur se désagrège. Les molécules se séparent, se disloquent… C’est la matière, qui change, et on ose appeler ça « temps » !

Et il a fallu en faire le plan. Ou la notion de temps est-elle innée? Quoi qu’il en soit, il a fallu tracer quelque chose comme un schéma, qui puisse nous expliquer sur des quadrants que nous vieillissons. Ah! C’est qu’il existe le temps. Oui, vous savez, cette répétition des rotations de la terre sur elle-même, oui, bon, on sait….

( Je cesse de vous harceler avec ce que nous nous sommes tous dit maintes fois… Oui, parce que l’élite, ça pense à ça. Ça prend le temps, l’élite.

Ça me démangeait. J’avais envie de vous faire sentir que vous perdiez votre temps à lire ceci. Comme si vous ne le perdiez pas à chaque instant, votre temps. (C’est probablement la considération la plus vraie jusqu’ici : ne passons-nous pas notre vie à perdre le temps qu’il nous reste? Je veux dire celui-là qui nous est attribué. Je veux dire : est-ce qu’on ne perd pas son temps à perdre, à chaque minute, une minute du potentiel total de minutes que chacune de nos vies pourrait représenter? Donc, notre temps, on le perd. Il nous est enlevé. C’est un modèle soustractif. 3e quadrant. Et pourtant, ton temps plus mon temps, ça ne fait une équation valable que dans une perspective économique.))

Donc, si l’on accepte tous une certaine forme (plus pressante pour certains que pour d’autres) d’hégémonie du temps, c’est que nous concevons que le temps est donné (Comme dans l’expression « étant donné ». Isn’t this a given? Voyez-y un peu de spiritualisme si ça vous tente, de dogmatisme religieux si ça vous chante, et de putain d’éducation judéo-chrétienne de merde si ça vous dérange). Pourtant, c’est aussi un concept d’une arbitrarité sans nom ; appelons ça la «               ».

Le premier qui m’a fourvoyé avec cette notion, c’est Jacquard. Il essayait de m’expliquer la théorie de la relativité restreinte (à ne pas confondre avec l’autre relativité, qui elle n’est pas restreinte), et je me bornais à n’y rien comprendre.

En gros, il s’agit du concept – établi par le même Einstein qui nous a flanqué de la connaissance de la relativité générale – selon lequel qui se meut vieillit moins. De ce que j’en comprends, cela part du principe qu’on ne peut pas transporter la lumière avec soi, malgré qu’elle se meuve, elle aussi.

Jacquard donne l’exemple hautement technologique d’un train avançant à 100 km/h, dans lequel un passager se déplacerait à 4 km/h vers la locomotive, en sorte que sa vitesse par rapport au sol serait de 104 km/h. (Jusqu’ici, rassurez-vous, je comprends tout.)

Ça se complique quand Einstein nous apprend que si la lumière, c’est-à-dire les photons qui la composent et qui ont à la fois statut d’onde et de matière, ne se meut pas avec nous, c’est tout simplement parce que la durée d’un phénomène n’est pas la même pour celui qui est au repos que pour celui qui s’active!

D’accord, j’ai triché. Le raisonnement est plutôt l’inverse de ce que je viens de dire. Tel que je le comprends, ce serait que les ondes lumineuses sont écrasées ou étendues par le mouvement d’un corps. Un peu à la manière de l’effet Doppler qui explique que le son que produit la sirène de l’ambulance soit perçu différemment lorsqu’elle s’approche (ondes écrasées) et lorsqu’elle s’éloigne (ondes étendues), la lumière, bien que mobile, ne peut dépasser 300 000 km/s parce que rien ne le peut [citation requise]. Si donc vous vous déplacez, vous déformeriez l’onde, mais pas la vitesse de la lumière. Capice?

« Allez de Paris à Lyon en prenant le TGV [la métaphore devient stratosphériquement technologique]. Vous avez deux façons de mesurer la durée du parcours : en regardant votre montre au départ puis à l’arrivée ou en regardant l’horloge de la gare de Lyon à Paris puis celle de la gare de Perrache à Lyon. Les deux mesures ne sont en réalité pas rigoureusement identiques : celle de la montre est plus courte que celle des horloges. Bien sûr, l’écart est insignifiant, mais il n’est pas nul. En admettant que le train ait roulé à 200 km/h en moyenne et que votre montre indique une durée de deux heures exactement, la durée indiquée par les horloges, si elles sont capables de la précision requise, est de 2,00000000000002 heures. La quatorzième décimale change. L’écart est si faible que personne ne peut le percevoir. Si élevée soit-elle, la vitesse du TGV est en effet dérisoire face à celle de la lumière. Mais cet écart devient de la première grandeur lorsque les objets observés sont des particules telles que celles que nous recevons du cosmos et dont les vitesses sont du même ordre que celle de la lumière. Pour ces particules, la durée d’un événement qui les concerne, par exemple leur parcours dans l’atmosphère terrestre jusqu’à leur désintégration, est beaucoup plus courte que pour nous qui les regardons passer. »[1]

C’est logique, parce que ces particules ont une vitesse proche de celle de la lumière, donc proche du maximum qu’il soit possible d’atteindre. Il s’agit donc de voir le temps non comme un absolu, mais comme un ratio, par rapport à la vitesse de la lumière. On dira donc

1 seconde

__________________________

300 000 km / seconde

et on sera désolés de ne plus se souvenir de nos notions d’algèbre pour être en mesure de s’expliquer ce que, quand même, on conçoit ; c’est à dire que ce premier calcul dure beaucoup plus longtemps que le suivant :

1 seconde

__________________________

0 km / seconde

Si on retourne l’équation à l’envers, ça reste de l’ordre du ratio, parce que notre univers impose une vitesse maximale, celle de la lumière. Ce faisant, il impose un dénominateur commun par rapport auquel tout temps doit être calculé. Plus le numérateur est grand, plus le ratio est petit, donc plus tu bouges, moins tu vieillis! Reposons-nous avec un gag de physicien :

« … un homme […] sort son chien tandis que son épouse reste à la maison. Le chien court autour de son maître et agite la queue. Au retour, le monsieur a moins vieilli que la dame, le chien moins que le monsieur, et le bout de la queue du chien, moins que le chien! »[2]

Vous ne riez pas? Vous auriez assurément raison de ne pas rire, mais pas pour les raisons que vous voyez de ne pas rire. Pleurez, plutôt, parce qu’Einstein me donne raison : le temps se plie autour de nous. Il n’existe que par l’action. Il n’existe que par nous. Au final, on s’en fout bien que le temps tel qu’on l’admet communément soit une convention un peu arbitraire – bien pratique, pourtant – car s’il ne se passait rien, le temps ne passerait pas.

Alors, oui, le temps est une dimension, et comme toute dimension, elle n’existe que lorsqu’elle est réalisée. De la même manière que la « hauteur » n’existe pas per se, mais seulement si un objet est considéré qui occupe un espace légitimant d’élever cette hauteur. Cette troisième dimension sert à mesurer l’objet, elle n’existerait pas si tout n’était que représentation. C’est donc parce que les événements ont une durée que la dimension « temps » existe, pour mesurer ces événements.

Maintenant, si ces événements se déroulent à une vitesse proche de la limite admissible dans notre univers, la vitesse de la lumière, alors ils durent moins longtemps. Ce paradoxe est insoutenable, mais répond aux lois de la physique que notre civilisation croit avoir identifiées…

Voilà une des relations décrites entre temps et technologie. Reste à l’interpréter!


[1] Jacquard, Albert. Tentatives de lucidité. Paris, Éditions Stock, 2004. p.52-53

[2] id. p. 55.

vingt-six zéro sept

un chapeau gris sur des rouages encrassés
la terre vivote dans son aquarium
Salinger nous économise
on lui chante des odes

Au gérondif, on croirait
en balayant les nuages les regards la foule
Un brouillard ne se dissipe jamais
Cela me deut que cela me deule

Mars est en jupiter
Je suis en calvaire

_______________
nda: je le laisse parce que je ne peux m’empêcher de trouver ça drôle d’avoir écrit ça. Mais on dirait «je suis en calvaire» comme «je suis en colère», alors que c’est plutôt de la butte des crucifiés dont il est question. Quoi qu’il en soit, c’est un mauvais texte. Mais ça ne sera pas le dernier!

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Florence et la neige? Mnémonique, premier essai.

trois ans de désertion. trois années de rumeurs. tergiversations infécondes. ce soir, cette nuit, maintenant. je me retrouve. j’emmerde à nouveau l’amour. j’aime encore la douleur. il y a encore à dire. il y a encore à apprendre à dire. il y a trop à vivre comme hier. seulement il y a presque trop vécu déjà. cinq ans depuis le départ. quatre année faite depuis l’autre départ. le poids du temps. je n’aime toujours pas les vieilles personnes tristes. je sais maintenant pourquoi. Cela suffit à faire de moi une vieille personne triste. n’eut été de cette connaissance, je serais encore un adolescent, peut-être. sans doute. on ne se sait jamais vraiment.

Il y a trois ans, j’écoutais la même musique que j’écoute à l’instant. Le hasard l’a peut-être voulu, ou c’est peut-être moi qui l’ai souhaité, voire organisé. on ne se sait jamais précisément. De même, cet air populaire qui me file au creux du conduit auditif : je doute que je l’entende différemment d’il y a trois quatre cinq ans. Toutes ces années.

Je revois pourtant le soleil du petit matin, chaud. Le mois de septembre. Dans la cuisine flottent des nuées d’une chaleur de hangover, alors que j’étais pourtant à jeun jusque là. il est à peine sept heures quinze ou quelque chose de similaire. les fenêtres coulissantes sont ouvertes. À cette époque, Florence et moi n’avons peint des rayures — différents ton de turquoise-opale-bleu-vert — que sur un mur. Ma nouvelle cafetière est programmable. Je peux préparer le café le soir, et il me la coule douce au matin. Je bois toujours le précieux liquide chaud dans les tasses multicolores que m’a données grand-maman. Je dis multicolores, mais elles sont loin d’une séquence arc-en-ciel. Rouge, bleu, brun, orange, vert, et une autre teinte de bleu. Quelque chose comme ça. J’ai les assiettes assorties.

Dans le matin de soleil orangé, même si les matins sont salement engourdis, j’adore m’installer à la table de la cuisine, que j’ai bricolée moi-même, et regarder la vie commencer d’exister derrière les stores en bambou roulés. J’éprouve étrangement moins de plaisir aujourd’hui à voir le monde commencer de s’éveiller. Peut-être c’est un peu plus d’indifférence. Peut-être c’est la trace du temps.

Comme quand, quelques mois plus tard, ça ne me faisait plus rien. Tout ça. La vie. La politique. La communication. Ce sur quoi j’avais misé jusque là, et qui me permettait de croire à la vie. Un jour, ça n’a plus voulu rien dire. J’avais commencé à mettre davantage de rayures sur les murs de la cuisine. Florence avait même eu peur de mon sale caractère, un jour où j’enduisais les longs corridors verticaux formés de ruban-cache de peinture vert-bleu-opale-turquoise-grisâtre. J’avais commencé d’être élimé. Rongé par le temps. Par ma propre petite vie de merde.

Souvenir d’un début de soirée. les lampes sont allumées devant les stores de bambou roulés. On avait mis deux petites lampes qui provenaient de chez IKEA. une devant chacune des fenêtres. Ça donnait du style. L’éclairage était au tungstène, très très doux. Derrière, la neige tombait. La chaleur fuyait la cuisine par les fenêtres grand ouvertes. Et elle était immédiatement remplacée par une chaleur toute neuve que produisaient les radiateurs fous de notre grand appartement, à Florence et à moi.

Nous y habitions en colocataires, même si on couchait fréquemment ensemble. Je faisais semblant de ne pas l’aimer alors que j’en étais follement amoureux. Follement, c’est le mot : elle me rendait complètement fou. Elle s’agrippait à vous comme un lierre à une roche. Ou pire encore. Elle voulait qu’on l’aime. Trop. Et j’étais jeune. Et j’étais niais. Et j’avais peur. Mais ce dernier point n’a pas changé.

J’aimais faire l’amour avec elle. Florence dégageait une énergie similaire à celle des radiateurs. Constamment régénérée. Il fallait décidément ouvrir les fenêtres. Celles de sa chambre étaient entrouvertes. Les miennes, au maximum. Faut y voir un extrémisme de ma part. Ou reconnaître qu’elle était frileuse. À bien des égards, d’ailleurs.

Le lendemain d’un de nos ébats, qui avaient tous en commun de n’en plus finir, bien qu’ils fussent somme toutes un peu rares, je fixais les lampes IKEA devant les stores en bambou roulés, signés IKEA également. la neige, dehors. De gros flocons tombaient entre nos fenêtres et les réverbères qui projetaient une lumière plus orangée que le soleil encore. Étrangement, je ne sais plus si de la musique jouait. Il y avait souvent de la musique, dans notre appartement. Souvent une musique douce, et chaleureuse. Conjuguée à la chaleur également douce des pièces, aux couleurs suaves des murs, pour autant que des couleurs puissent être suaves, à la richesse des meubles antiques, à notre envie commune de tout prendre de la vie, nos musiques contribuaient à nous donner l’impression d’être deux merveilleux bourgeois installés là pour une vie de délices, dans un décor à la juste hauteur de nos espoirs tout jeunes.

C’est depuis ce soir, précisément, je crois, que je ne peux plus voir tomber de gros flocons au crépuscule, sans un pincement dans l’abdomen. sans un vide qui se forme en moi, sous la peau, la cage thoracique, le peu de muscles qui s’entremêlent à tout cela et sans doute quelques litres de sang… et je me demande chaque fois quel organe parmi cet enchevêtrement de fibres humaines se serre quand je vois des putains de flocons de neige.

Florence n’est pas rentrée, ce soir là. Nous avions baisé comme des dieux, la veille. Ou peut-être je n’en avais que rêvé. À cette époque là, je savais encore avoir chaud. C’est quand même amusant, parce qu’on dirait que j’ai oublié comment faire, maintenant. Aujourd’hui, il faut un peu de whisky. Ou de ce qu’il y a comme spécial au Verre du coin. Il fait toujours froid à notre époque. C’est ce que devait nous apporter le vingt-et-unième siècle, mais nous n’en avions pas encore véritablement pris conscience. Ou peut-être encore est-ce parce que les corps et les radiateurs s’épuisent à force de produire de la chaleur. Quoi qu’il en soit…

J’avais longuement observé la scène de l’autre bout de notre petite cuisine. Je veux dire, la fenêtre, la neige, et la lumière qui s’y mêlait. Il y a de ces moments où l’on se sent exister, en même temps que le monde s’écroule sans qu’on ne le sache précisément. Mais on s’en doute. Il n’y a pas besoin de voir la neige s’accumuler au sol pour savoir que la rue Linton se drape d’une couverture orangée de lumière et de neige. Il n’y a pas besoin de voir le vit entrer dans Florence pour pressentir que l’amour tire à sa fin. Il est indifférent de savoir que Jérôme ou Maxime ou Nicolas s’enfonce dans mon amour pour rester là à regarder une pièce en sachant que quelque chose en moi se rompt, en elle, se rompt.

J’avais mis mon vieux manteau noir, celui avec les poches surpiquées, et très usées. je n’avais pas de baladeur, à l’époque; la musique était réservée à la chaleur de notre logis. Du moins, c’est ce que je croyais. J’avais enfilé cette espèce de redingote bizarre et j’étais sorti parmi les flocons virevoltant. Sous le prétexte de me rendre au supermarché, j’imagine. J’ai souvenir d’avoir pris tous les détours imaginables pour ne pas rentrer. Sachets de plastique aux mains gercées par le froid, le vent, la neige qui fondait sur mes doigts qui se meurtrissaient. J’ai la peau sensible et mes jointures craquent au froid. Littéralement. Les petits sillons qui se forment entre les pores de peau sont toujours croûtés de sang sur la surface extérieure de mes mains. Apparemment, il faudrait que je voie un dermatologue pour ça. C’est ce qu’on me dit.

Lorsque j’étais rentré, transi, gercé, engourdi par le froid du soir, mouillé par la neige qui m’avait fondu dessus, Florence écoutait Sinatra. Strangers in the night. Assise au salon. Un cœur de poire sur le verre de la table du salon. Elle avait la sale habitude de laisser traîner des cœurs de fruits partout. Et ça laissait des cernes, ça collait. L’hiver, les radiateurs et leurs radiations s’occupaient de sécher tout ça. L’été, quand c’était le moindrement humide, ça puait la putréfaction.

Il devait bien être vingt-trois heures. Le voisin du dessous n’allait pas tarder à monter en titubant pour nous dire de baisser la musique, après avoir administré à son plafond de grands coups de balai. Il était très friand de cette petite routine que nous avions, lui et nous. Je crois que ça l’occupait bien, au fond, de venir nous dire qu’il essayait de dormir, lui dont le téléviseur projetait toujours sur les toiles des fenêtres sa lumière bleuâtre jusqu’aux petites heures du matin, et que nous entendions ronfler jusqu’à midi tous les jours. Ça devait le réconforter d’avoir quelqu’un à engueuler à sa convenance.

J’ai appuyé sur le bouton d’arrêt de la platine. Florence m’a dit d’un ton empreint d’une fierté calme, d’une satisfaction pleine, qu’elle était heureuse. « Je suis heureuse, elle m’a dit, j’ai fait quelque chose aujourd’hui que je voulais faire depuis longtemps ». Elle avait, d’aussi loin que je la connaissais, toujours eu cette propension à formuler des phrases d’un construit impeccable, et à les prononcer d’une manière tout aussi impeccable, en n’omettant aucune syllabe. Elle était assez formidable. Entre autre parce qu’elle intercalait souvent entre les noms et les subordonnées relatives plein d’adverbes, voire de verbes. C’est d’elle qui le faisait à répétition que j’ai moi-même pris cette tournure.

Je me devais forcément être heureux pour elle, car c’était une loi tacite entre nous que nous devions être heureux l’un pour l’autre. Elle m’aurait blâmé du contraire, et je lui pardonnais cette façon d’être qui peut parfois devenir irritante, je ne le nie pas. Plus maintenant. « Je suis heureuse, Jean-Philippe, parce que j’ai connu quelque chose de nouveau. »

Un plus un, fait deux. Je l’ai regardée, désemparé. J’aurais aimé lui hurler au visage qu’elle n’avait pas le droit. Que j’étais là pour elle. J’étais fixé sur place, debout au centre du salon. Mes yeux étaient rivés sur son épaule gauche, qu’elle avait la manie de relever presque à la hauteur de son oreille. En fait, elle était toujours assise dans de drôles de positions, qui permettaient ce genre de posture relativement étrange. Je n’ai rien répondu. Elle a continué, mais je ne sais plus ce qu’elle a dit. Je ne sais plus si, à ce moment, je l’écoutais encore. J’ai remarqué une tache sur le bras gauche du divan, juste sous son bras à elle. Puis j’ai fixé le vide, ou quelque chose qui se situait à proximité de l’immense vide qu’elle avait créé remarquablement vite entre nous.

Florence n’était plus à moi, si peu l’eut-elle été jusque là. Elle n’avait connu, avant moi, aucun homme. Des garçons, certes. De ceux qui embrassent en enfonçant la langue et en la tournant dans la bouche des filles, davantage pour cause d’une foi infinie en ce que disaient les magazines pour ados que par réel plaisir. De ceux qui encore empoignent un sein naissant avec la vigueur d’un bambin qui enfonce une main dans son gâteau d’anniversaire, en croyant faire naître de leur geste le désir de la femme en devenir qu’ils triturent ainsi. De ceux-là, elle en avait bien connu trois ou quatre. (Et je passe outre ses expériences plus signifiantes qui n’avaient pas tout à fait été réalisées avec des mâles…) Mais d’hommes, jamais. Je ne me compte pas dans l’équation, ici, car malgré tout l’amour que nous nous étions porté jusque là, et en dépit de mes rêves érotiques éveillés, et des siens, et malgré même que j’aie pu moi-même maladroitement enfoncer ma main dans le gâteau d’anniversaire, sous le couvert de mon inattention ou le prétexte de vouloir attraper une étoile d’anis qui volait du mortier, notre relation était assez platonique. Jamais rien entre nous n’avait été explicitement sexuel, pas même un baiser. Nous avions, par pudeur peut-être, préféré nous en tenir à la frontière des états. Faire l’amour, baiser, ça voulait dire autre chose, pour nous. Je ne sais pas exactement quoi. Peut-être ne sait-on jamais.

Cela ne m’empêchait pas de considérer comme une haute trahison le nouvel état du monde, tel qu’elle l’avait redéfini ce soir là, tandis que je regardais le ciel de la rue Linton décharger son balcon des flocons de neige qui l’engorgeaient.

Je me suis assis près d’elle. Contre elle. Je me suis dit qu’il faudrait housser le divan blanc, maintenant qu’il était taché sur le bras gauche. J’ai, pour la première fois de ma vie, posé ma main sur sa cuisse, trop haut sur sa cuisse. Elle m’a regardé, m’a souri délicatement, ses yeux reflétant la lumière de la lampe en forme de bouquet de fleur posé sur une table à l’autre bout de la pièce – ou cette lumière émanait-elle de son propre corps ? – et m’a souhaité une belle nuit. Elle s’est levée, puis s’est dirigée vers sa chambre.

Avec le recul, je sais aujourd’hui que c’est seulement ce soir-là que se justifiait réellement la folle dépense que représentait la location d’un quatre pièces. Nous avions dormi dans le même lit la majorité du temps. Elle avait l’habitude, que j’ai même parfois jugée fâcheuse, de venir se vautrer dans mon lit au moment où je cherchais le sommeil, presque tous les soirs. Or, était-ce cette neige de novembre ? il me paraissait maintenant légitime qu’elle ait son espace et moi le mien. Légitime et impératif.

Elle a dû s’endormir en douceur. Quant à moi, j’ai pleuré et convulsionné, jusqu’aux petites heures. Ce ne furent pourtant pas des larmes frivoles, de celles qui coulent comme les rapides d’une rivière à la crue du printemps, ni de celles qu’on arrache une à une lorsque la douleur est pressante, mais réfrénée. Mes larmes étaient lourdes, et coulaient une à une, lentement. Elles laissaient sur ma peau une trace chaude, comme lorsque l’on glisse la lame d’un couteau sur le revers de la main, comme lorsque la première goutte de sang s’extrait du sillon ainsi formé.

Puis mon corps semblait être pris d’un venin inconnu, et s’agitait en spasmes lents, frissons électriques et brûlants. La désorganisation de mes membres agités doucement n’avait d’égal que l’écroulement trop lent de mon univers. Le repli des étoiles se compte en million d’années. J’étais alourdi par ma colère. La tristesse seule aurait éclaté, se serait fracassée sur les murs dans un grand bruit de verre brisé, puis je me serais assoupi. Mêlée à la colère, cette tristesse devenait presque langoureuse. J’ai su immédiatement que je connaîtrais peu de ces douleurs dans ma vie. Ce serait désormais une expérience passée, signe que l’on vieillit. Signe que l’inconnu diminuait tout au long de la vie, au profit du connu, et que tout ce que je vivrais désormais n’aurait rien de commun avec cela.