Échange

– Ce n’est pas uniquement la passion qui nous unissait. Elle aura été intense. Elle aura, assurément, été. J’avais tué la passion en moi il y a longtemps. Un matin où je m’étais réveillé, il y a dix ans, alors que je m’étais endormi en croyant que c’était la dernière fois.

Longtemps, nous nous sommes crus dans la merde, devant ce que nous étions ensemble. Longtemps, nous avons pensé que nous mourrions de nous aimer, que nous allions mourir en nous aimant.

Il y avait quelque chose comme un éclairage lourd sur De Lorimier. Une lumière incertaine sur nos regards tristes, et heureux d’être ensemble. La cuirasse bleue sous nos culs qui suaient d’envie nous renvoyait des grincements pour nous chasser de là. Pour que nous descendions le corridor plus sombre encore.

Maintes fois nous l’avons descendu, haletant d’est en ouest, des vêtements revêtant à chaque pas le plancher qui grinçait comme pour nous chasser, lui aussi. Tout conspirait à nous emmener plus loin. À nous faire franchir ce seuil où nous ne serions plus dans la merde, mais dans l’amour.

La brise glaciale et la chaleur des radiateurs nous essoufflaient, réunis, jusque dans les matins émergents, lourds, bleutés comme mon regard trop cruel, dit-elle.

– Et pourquoi avoir tué cette passion en toi il y a dix ans ?

– La passion a été. Elle a fait son temps, elle est sortie de prison. Elle a exulté ensuite, dans les draps gris, les draps bleus, les draps bruns et les draps fleuris. Les voix dans la ruelle éveillaient nos tourments, puis nos désirs. Le soleil qui naissait sur les neiges éternelles du Plateau nous faisait renaître aussi.

Les autobus pris au matin, dans le froid de tous les mois d’hiver nous rappelaient aux lendemains. Oui, nous fûmes passionnés, et bien plus longtemps que cela.

Puis l’amour s’est construit, de petit jour en petit jour, souvent dans les brumes vinifiées. Devant les portes blanches et Dumas qui s’épanchait sur une guitare plus lourde que lui. Sous les canards qui s’envolaient dans le ciel de nos palais…

Des cieux incertains, des cieux qui se reconstruisaient dans l’amertume des vies passées.

J’avais tué la passion longtemps auparavant, las d’en être heurté. J’avais opté pour le service, cela m’aura dérouté, cela m’aura transformé en sculpteur d’avenirs, méticuleux et insistant, jusqu’à en détruire les matériaux purs qui se confiaient à moi.

J’avais tué la passion longtemps auparavant, privilégiant l’amour, l’amour pur qui ne demande rien. On m’a dit exigeant depuis. J’aurai encore échoué.

Je me souviens des corps ancestraux, des abandons sur l’épaule, dans les pleurs et les spasmes de jouissance gluante, de celle qui m’avait tué jadis.

Tu vois, avec elle, j’ai voulu revivre. Et j’ai vécu à nouveau. Elle voulait fuir, et je l’en ai empêché. Je l’ai prise à la taille, et j’ai insisté qu’elle ne me quitte pas.

Je l’ai prise au cou. J’ai insisté qu’elle ne quitte pas. Je l’ai prise aux hanches. J’ai insisté qu’elle ne nous quitte pas. Je l’ai prise au poignet. J’ai insisté qu’elle ne se quitte pas.

J’ai toujours voulu. J’ai toujours demandé.

Je n’ai pourtant pas peur de la mort, je le redirai encore. J’ai peur de la vie, je n’insisterai jamais suffisamment. C’est pour ça que je l’ai vécue, avant elle, en errance. Errant d’elles en elles, refusant d’être quitté. Maintes fois on m’a dit que j’en faisais n’importe quoi, de la vie. Parce que je m’en fouttrais, tant qu’elle ne me fait pas souffrir.

Alors j’ai demandé qu’elle n’aie pas peur. Et nous avons eu peur ensemble – c’était moins pénible. Je crois.

La passion, l’amour? C’est pareil. Le second est plus douloureux que la première, c’est ce que j’en ai compris.

– Évidemment, car le second ne reste pas qu’en surface.

– La passion est indifférente. L’amour te submerge. C’est une passion continue. C’est une passion qui te perd, qu’importe le pays.

– Je me revois à supplier l’autre de rester.

– C’est ce qu’elle a fait. Elle m’a supplié. Elle m’a dit cruel. Traître. Menteur. Lâche. Elle n’aura pas eu si tort. Tu n’as pas eu tort non plus de le dire, lorsque tu l’as dit.

On n’a jamais tort de dire ces choses là. Elles sont vraies comme dire à quelqu’un qu’il vous marche sur le pied sans s’en apercevoir.

J’ai pilé des orteils longtemps. Les siens. Le poids des pintes du mardi quand elle pleurait ses défaites, le poids des assiettes cassées contre les murs, des verres contre les planchers, des regards fous cassés au fond des yeux, pleins de vide.

Il n’y a pas d’amour sans passion: il n’y a qu’une « version améliorée de la tristesse ».

Mais la passion? Elle ne s’estompe jamais vraiment. C’est ainsi qu’on souffre passionnément. Toi aussi, tu souffres. Ça paraît. Ne t’en déplaise.

– Tant que ça ?

– T’as la beauté. T’es fringant-e. Plein-e de volonté d’immortalité, de désirs de lumières tamisées, de regards de miroirs de salle de bain. Est-ce qu’on ne l’est pas tous, aujourd’hui?

Cette avidité-là ne ment pas. C’est Dan Bigras, avec ses mentons et ses cheveux longs, qui disait…

– Oui?

– Non. C’était Richard Desjardins. «Tu veux ce que je veux. La guerre, le baiser…».

Ils viennent peut-être de pair.

 

(Un an.)

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Avec Arnaud.

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