CCA : une gentille manière de dire qu’on a eu tort

Compte-rendu de ma première visite au Centre Canadien d’Architecture, hier, rare institution à caractère muséal où il est encore possible de réserver ses billets moins de trois semaines à l’avance en cette période de déconfinement progressif.

Mon intérêt pour l’architecture croît depuis maintes années comme un buisson dans un jardin abandonné; il prend du terrain à gauche et à droite de manière désorganisée, en supplantant d’autres un instant pour se dessécher l’instant d’après. En somme, je ne l’engraisse ni ne le taille convenablement.

Le CCA? Jamais visité auparavant. Pourtant planté au milieu du paysage culturel de cette ville que j’ai habitée 13 ans, il me semblait être un temple célébrant une culture autre que la mienne, où l’on se doit d’entrer avec grande humilité si tant est qu’on ose y mettre les pieds. Son enracinement dans la société anglo-montréalaise n’y est probablement pas tout à fait étranger – j’y reviens à l’instant. 

Il faut dire que son «jardin» aux airs sévères (une étendue de pelouse entourée de murs de pierres grises surmontées de clôtures de fer forgé) et ses angles austères, type ambassade des Émirats Arabes Unis, évoquent tout sauf une invitation cordiale lancée aux néophytes. On parle d’accessibilité perçue, en fait : zéro pis une barre.

Ma surprise, donc, est qu’il en va tout autrement de la réalité.

Comment des blocs LEGO ont (presque) légitimé ma présence

Depuis la rue, des affiches multicolores attachées à la rébarbative clôture promettent un accueil plus vivant qu’envisagé initialement. Les «Slogans pour le 21e siècle» de Douglas Coupland (Generation X, Generation A, pour ne nommer que ceux-là, qui mis ensemble montrent bien l’évolution de l’artiste et auteur depuis la combativité cavalière de ses primes années jusqu’à ce qu’il s’étouffe dans son amertume…) narguent la société de consommation et les travers d’une classe moyenne idiote et inconséquente. On sourit, puis bientôt on s’irrite du cynisme de cette espèce de Stéphane Bourguignon des anglos, mais qui aurait macéré dans sa bile trop longtemps. La proposition est intéressante – vraiment! – mais ne donne pas davantage l’impression qu’on s’avance en territoire ami. 

On entre, et dès l’escalier menant aux salles d’exposition franchi, le même Coupland, sur un mur, nous propose une collection de blocs de construction issus de jeux d’enfants d’époques variées. Joli! Et je me se sens tout à coup habilité à entendre parler d’architecture : je connais les blocs LEGO, je me suis passionné pour les Mecano; ma présence ici est légitime. (Mais, je me dis encore, Douglas exerce ici une fascination qui appartient à une autre culture que la mienne.)

Et là, je commence à comprendre que si le CCA participait d’une culture plutôt anglo-montréalaise, ce serait davantage à la manière Concordia que McGill. On ne me regarde pas de haut, on me regarde comme un égal qui a encore beaucoup (trop) à apprendre. Je me rassérène un peu.

Dans un long corridor percé de larges fenêtres desquelles on observe le Sud de Montréal, on m’explique qu’ici, on prend parti pour les Nations autochtones dont les terres que nous habitons ne nous ont jamais été cédées (Espaces médians : repères de dépossession, présentée jusqu’au 21 novembre 2021). Et on ne le fait pas avec un surplus de douceur, mais on l’explique d’une manière parfaitement décomplexée, sans gants blancs pour les blancs.

La transformation des musées n’est pas toujours confortable

Parenthèse. Le milieu de la muséologie a longtemps préféré se pencher sur un passé dont la distance historique permettait soit l’autocélébration propre aux vainqueurs, soit le regard nostalgique des vieux qui de tout temps regrettent l’érosion de la société, soit encore un regard purement et simplement hautain. Depuis les années 80 environ, on envisage et on se permet une nouvelle muséologie qui regarde et commente le présent à l’aune du passé, et cherche à renouer avec la contemporanéité en se rendant immédiatement utile à la société. Le Musée de la civilisation où je travaille a largement contribué à ce changement de paradigme chez nous, notamment grâce aux efforts et à l’«évangélisation» de son «père», monsieur Roland Arpin.

Mais, même alors que les musées réfléchissent plus avant leur inscription dans la société (récemment, l’ICOM a failli redéfinir la notion même des musées) pour aspirer à devenir des moteurs de changement, on y tergiverse encore souvent entre l’ancien et le nouveau paradigme.

Pour le dire simplement: les musées ont souvent peur de froisser les gens.

Ça donne souvent des postures alambiquées dans lesquelles le populisme se mêle à la critique voilée, et dont les messages sont à ce point dilués qu’ils ne communiquent plus rien d’autre qu’un relativisme passe-partout. Comme travailleurs du milieu muséal, il nous faut constamment nous battre contre notre réflexe d’autocensure. Fin de la parenthèse.

Se sentir à sa place au centre de questions complexes

Au CCA, je le disais, on ne s’empêtre pas dans les bons sentiments. On aborde de front la question de l’inadéquation de l’architecture et de l’aménagement avec les sensibilités contemporaines. On s’y sent alors apte à commencer à réfléchir à des questions qui nous dépassent, mais complètement!

Après le corridor décrit ci-haut, une exposition sur les projets des firmes RUF et 51N4E nous plonge dans des initiatives de renouvellement de l’architecture vernaculaire d’Oulan-Bator, ou de détestables tours à bureaux du quartier international de Bruxelles (jusqu’au 19 septembre 2021). Comment faire évoluer l’habitation nomade traditionnelle dans un contexte où le nomadisme n’est plus possible? Comment installer des fenêtres qui s’ouvrent dans un « World Trade Center » européen change le rapport au monde? C’est très concret. On peut entrer dans une construction, marcher dans un chantier de construction, et il n’y a pas que des réponses…

Enfin, plus loin, la galerie octogonale propose une petite incursion dans l’univers de la photo d’architecture par les travaux du photographe Takashi Homma sur l’utilisation des fenêtres par Le Corbusier (jusqu’au 15 août 2021). Petite mise en espace chaleureuse et habilitante, dont les boites noires m’ont fasciné. La photo le rend mal, mais on a l’impression que le noir aspire tout l’environnement de la photo et nous y absorbe complètement.

Après quatre ans et demie à travailler dans le milieu muséal, je comprends lentement mieux les grands questionnements du vaste univers de la muséologie. Et je n’ai de cesse d’être fasciné par les ressorts qu’elle sait mettre en place pour informer, émerveiller, influencer, convaincre.

C’est une forme douce de marketing d’influence, à manier avec soin. Et dans ce monde rempli de contradictions, mal financé, parfois peu accessible mais surtout souvent intimidant, je m’étonne quotidiennement de l’ingéniosité, de l’audace ou de la force, carrément, des institutions qui jalonnent notre territoire et notre histoire.

Dans ce vaste ensemble hétéroclite, le CCA m’a surpris par son approche habilitante et directe de questions complexes, auxquelles je ne pensais pas avoir accès. Ça fait du bien.

Courez-y.

Écrire.

Dans mon imaginaire, écrire est une torture qu’on s’inflige à soi-même par nécessité: « écoute, ça ne me fait vraiment, mais vraiment pas plaisir de te faire ça, JPM, mais tu l’as cherché…! », et cetera. Il faudrait sans doute m’y remettre sérieusement un jour, puis arrêter de me conforter dans le sentiment de savoir faire des choses que, finalement, je ne fais pas.

Écrire.

(Allô? Marguerite?)

Ces récents jours, j’ai écrit un gros document super lourd, procédural juste ce qu’il faut (c’est à dire beaucoup trop), un bilan de truc politique qui ne vous intéresse pas de toute manière, et je me suis surpris à le rédiger rapidement, et dans un certain plaisir. Ça s’lit comme de l’eau. Ça s’lit comme un couteau dans poêle. C’est bien bon, à la fois tendre et juteux, mais croustillant à l’extérieur, aussi, tu sais?

Anyhow, ça m’a rappelé que je savais écrire, parfois. Et que je trouvais ça moins pénible que dans mon imaginaire. (Dans mon imaginaire, écrire est une torture qu’on s’inflige à soi-même par nécessité: « écoute, ça ne me fait vraiment, mais vraiment pas plaisir de te faire ça, JPM, mais tu l’as cherché…! », et cetera.) Et qu’il faudrait sans doute m’y remettre sérieusement un jour, puis arrêter de me conforter dans le sentiment de savoir faire des choses que, finalement, je ne fais pas.

Liste des choses que je fais au lieu d’écrire

– Attendre. J’ai l’impression d’avoir attendu l’été tout l’hiver. Et j’ai l’impression d’attendre encore l’été tout l’été. Attendre une réponse. Attendre au lendemain pour en parler. Attendre de pouvoir partir, me sauver, me réfugier hors de mon refuge. Attendre après des meubles. Attendre la fin. Attendre son départ. Attendre qu’il se passe quelque chose. Attendre qu’il ne se passe plus rien. Attendre les vacances. Attendre de dégriser.

– Boire. J’ai l’impression d’avoir bu le lac Erié au complet, mais frelaté, tu vois? De mon enfance, plusieurs images m’ont marqué, mais une en particulier, de cet homme idiot qui avait MANGÉ un autobus. Écoute, on se divertissait bien comme on pouvait, avant Pokémon GO et la COVID, faut croire. Fait que notre bro avait moulu son autobus, puis il consommait ça mellow, jour après jour, puis j’imagine qu’il a fini par mourir de rouille ou d’un trou dans sa tank à essence, mais toujours est-il que je sais de source sûre qu’il avait le foie en meilleur état que le mien.

– Ne pas dormir. Le confinement m’a permis de confirmer à quel point j’aimais me réveiller tôt, et m’a fait prendre conscience de la facilité que j’avais à le faire. Le truc, c’est bien simple: suffit de se coucher, le soir. Ce que je n’arrive pas à faire ces récentes semaines parce que je suis anxieux comme jamais. J’écris « comme jamais », mais en fait, je l’ignore. Parce que la dernière fois que j’ai vécu un haut niveau d’anxiété, je fumais, je buvais et j’étais accoté sur les antidépresseurs. Beau party mix! J’admets sans gêne m’ennuyer de la zénitude que j’ai fini par atteindre en cette époque-là. C’est d’ailleurs la seule chose dont je me souviens de cette époque-là. Ce qui constitue une raison suffisante pour à peu près accepter aujourd’hui de ne pas dormir. Tant qu’à feeler croche, aussi bien le ressentir et s’en rappeler. Ça me fera de quoi raconter à mes petits-enfants. Oh. Non. Meunute. Ce plan-là a avorté.

– Amnésier. Je disais à l’instant que j’allais pouvoir me ressouvenir de ce que je vis, mais je suis loin d’en être certain. Pour vrai, je ne dors pas, je bois trop souvent, puis je ne fais rien. Je risque donc de m’en souvenir comme de la première fois que j’ai cueilli un pissenlit ou nagé sans swim-aids, c’est à dire zéro puis une barre. L’important, c’est l’apprentissage qui en découle, j’imagine? Donc je me souviendrai probablement qu’on peut cueillir des fleurs, et que le corps ne coule pas comme une roche. À part de ça, j’vois pas.

– Chialer. Je ne suis pas si optimiste de nature, fais pas semblant d’être surpris! Sauf que les sursauts de colère sourde, à l’endroit de la société, des conspirationnistes aussi bien que des gouvernements, de la vie en général puis de sa chummy l’ironie du sort, simplement à mon propre égard, au fond, surtout, minent mes journées les unes après les autres. J’essaie de décrocher, de déconnecter, de ne plus lire les nouvelles, de ne pas passer trop de temps à faire défiler des publications Facebook, puis souvent j’y parviens, et je me sens apaisé un moment, juste avant de commencer à trouver les six murs de mon appart (Ben oui. À Québec, on peut avoir les moyens de garder un appart trop grand pour une seule personne.) un peu trop proches. Donc je mets mon masque, je sors, je vais prendre une pinte, je chiale sur la vie avec les boys and girls, puis j’attends qu’il se passe quelque chose et je me couche trop tard. Classique.

J’imagine que c’est une démonstration claire qu’il serait temps de penser à me mettre chum avec deux-trois personnages d’un premier roman. (Avec un peu de chance et de bonne volonté, je réussirais sûrement à ne pas les faire fuir, eux autres…)

Sauf qu’il demeure un problème de taille: je ne pense pas « en histoire ». J’aurais mille choses à dire, mille images, mille regards sur nous et sur moi. Mais il n’y a pas d’intrigue. Mes personnages n’ont jamais rien à vivre. Ça fait pas des romans forts.

Le cycle délicat de la vie

Cinq pour cent de batterie
Quatre virgule trois pour cent d’alcool
Un point trente-cinq pour cent d’amour-propre
Zéro virgule soixante-quinze pour cent de risque

Cinq pour cent de solitude
Cinq pour cent d’anxiété
Cinq pour cent de fatigue
Quinze pour cent de lassitude

Dix-sept virgule douze pour cent d’imposition marginale
Douze virgule dix-sept pour cent de matières grasses
Quatre virgule quatre-vingt-seize pour cent d’intérêt
Zéro pour cent original.

Six pour cent blessé
Six pour cent blessant
Un demi point de pourcentage de fun

Cinq pour cent spandex
(Sèche à plat)
Et toujours incomplet.

Écouter pour être ensemble

De passage à Montréal dans le cadre du Festival Résonance, j’ai eu l’occasion de réfléchir à l’apport potentiel de la baladodiffusion à la muséologie, et à ce que l’art radio peut nous apprendre sur les manières de mieux remplir notre mission.

Ce billet a été rédigé dans le cadre de mon travail, et originalement publié sur les blogues du Musée de la civilisation.

L’ambiance est feutrée. Sur la scène de l’Espace A du Centre Phi, des invités de marque se relaient pour souligner l’ouverture du Festival Résonance, consacré à la découverte de documents audio, et à la réflexion sur les liens que tissent depuis bientôt un siècle la littérature et l’art radio. Dehors, le soir est tombé.

Jeune, attentive, engagée, Aurélie Charon est invitée d’honneur du festival. Celle qui anime depuis bientôt dix ans sur les ondes de France Culture est reconnue pour sa propension à créer des espaces radiophoniques exceptionnels, où se libère la parole de ses invités. Lorsqu’elle s’avance au microphone, elle salue d’abord la tenue d’un événement qui, comme la radio lorsqu’on lui en laisse le temps, crée un espace collectif où la pensée peut se déployer.

Je suis frappé. Ceci n’est pas anodin! L’espace collectif, actuellement, est souvent identifié comme celui de toutes les confrontations. Les médias traditionnels hurlent leur inconfort. Les réseaux socionumériques voient s’empiler des opinions, parfois douteuses, loin des faits. Les agitateurs pullulent, et la rue n’échappe pas à la contagion.

Si bien qu’on envisage de plus en plus difficilement l’espace collectif comme un lieu qui non seulement stimulerait la réflexion, mais permettrait à la pensée de se déployer. C’est tout faux, mais je l’ignore encore.

Je glisse à l’oreille de mon amie Jeanne Dompierre, rédactrice en chef de La Fabrique culturelle : « Comment on fait, nous, pour créer du collectif? »

Si la question m’importe assez pour interrompre notre écoute, c’est qu’en tant que membres d’organisations publiques dédiées à la culture, notre rôle est précisément de générer de ces espaces collectifs, puis de permettre à la pensée de s’y déployer.

Mais comment faire?

À quoi sert un musée (public)?

Au moment même, à Kyoto, on débat de la définition même des musées. Il est question de les envisager désormais comme « des lieux de démocratisation inclusifs et polyphoniques, dédiés au dialogue critique sur les passés et les futurs », pour ultimement « contribuer à la dignité humaine et à la justice sociale, à l’égalité mondiale et au bien-être planétaire ».

Cette nouvelle définition ne sera pas adoptée.

Pour autant, le Musée de la civilisation ne se prive pas de concrétiser sa volonté déjà affirmée de constituer « un musée pour un monde meilleur […] qui suscite la rencontre de soi et de l’autre, [et qui] propose une expérience mémorable, émouvante, qui incite à agir. »

(Pas une mince tâche!)

Or, ne faut-il pas pour atteindre ces nobles objectifs, et pour que la rencontre tant appelée survienne, que précisément la pensée trouve l’espace où se déployer?

Une rencontre, ça demande un temps de réflexion, où l’on reconnait comme dans un miroir des parts de soi dans l’autre. Sinon, on voit, mais on ne se rencontre pas.

Le rôle des musées, comme des médias culturels, pourrait donc être d’allumer des projecteurs sur ce qui de l’autre ressemble à soi, pour que, enfin, on s’y reconnaisse. Ça implique sans doute nous tenir à l’écart des artifices et de la poudre aux yeux auxquels l’époque semble trop souvent nous confiner, que nous soyons musées, médias ou individus…

Permettre à l’idée de germer

Mais revenons au Festival. Ici, pas d’artifices; nous sommes maintenus dans la pénombre la plupart du temps, et des voix le plus souvent sans visage nous parlent, laissant tout l’espace aux idées qu’ils nous proposent.

Pendant l’écoute d’un balado documentaire où deux hommes en liberté conditionnelle discutent de la transformation qu’ils ont vécue « en-dedans » nait un début de compréhension chez moi de ce que c’est, « poigner une sentence vie ».

Les hommes que j’entends ne sont alors plus (que) des criminels ; ils sont des hommes au passé trouble, qui comprennent la portée de leurs gestes, qui ont trouvé une certaine paix, et même une relative liberté, en eux-mêmes.

Ces hommes ne me font plus peur. Dans l’espace qui nous a été ménagé, à eux et à moi, ainsi qu’à tous les autres auditeurs, une collectivité s’est développée, un espace où j’entends, comprends, puis reconnais, les parts d’eux et de mes voisins d’écoute qui, assurément, me ressemblent.

Plus tard, une séquence tirée des archives de la défunte Chaîne culturelle de Radio-Canada nous entraine sur les traces de Marguerite Duras. Un Voyage en Durasie ne laisse pas indemne, dit-on; une heure durant – la série originale durait cinq fois quatre-vingt-dix minutes ! – j’entrevois le personnage qu’était l’écrivaine, et j’en viens à percevoir ma propre vie d’un tout autre œil.

C’est de la haute voltige intellectuelle, comme en témoigne la posture des auditeurs. Ça frappe l’imaginaire : recroquevillés sur eux-mêmes, ils se réfléchissent. De temps à autres, des rires, des soupirs en chœur, des regards qui se perdent au loin, puis se rencontrent à mi-chemin au-dessus de la foule.

Voici un nouvel espace collectif créé. La pensée s’y déploie, et nous transforme, tous autant que nous sommes, en un même moment.

Comme si avaient elles-mêmes orchestré le questionnement qui m’habiterait durant l’écoute successive de Lire, c’est vivre, de La Punition, puis de l’époustouflant Farenheit 451 d’Alexandre Plank, des différents entretiens avec Marie-Louise Arseneault, Aurélie Charon, ou les créateurs de Disparue(s), les organisatrices du festival, toutes de la jeune pousse Magnéto, ont su construire une réponse à ma question initiale.

Une recette pour « créer du collectif »?

À l’évidence, un musée ne crée pas que des expositions. Aux yeux du public, il propose avant tout une médiation, qui campe l’œuvre, l’objet ou l’humain présenté dans un cadre d’interprétation.

Les formes de cette médiation seront aussi multiples et diverses que nous saurons l’imaginer, et rien n’empêcherait un musée d’orchestrer, par l’écoute, un parcours intellectuel tel que celui proposé par Magnéto lors du Festival Résonance.

L’organisation de séances d’écoute contribuerait d’ailleurs assurément à cette construction d’un espace collectif susceptible d’engendrer la rencontre et l’action, comme celles que le Musée de la civilisation s’engage à stimuler.

Toutefois, la baladodiffusion en elle-même se découpe du portrait d’ensemble, puisqu’elle se révèle plus accessible que l’organisation d’événements à si grand déploiement, tout en préservant à l’expérience sa valeur collective. Il n’était pas nécessaire que j’écoute au même moment et en un même lieu deux ex-prisonniers ou deux enseignantes pour mieux les entendre et comprendre les liens qui m’unissent à eux et elles.

Ce pouvoir d’évocation de l’audio mérite d’être exploré à nouveau à sa juste valeur, surtout par les musées et autres organismes publics de diffusion, eux qui n’ont pas (encore) l’impératif d’entrecouper de publicités chaque sept ou huit minutes le voyage de l’esprit, en Durasie ou en prison, de leurs auditrices et auditeurs.

Je suis tenté d’avancer que, puisque nous seuls pouvons effectivement le faire, nous en avons même la responsabilité.

C’est l’une des raisons pour lesquelles le Musée de la civilisation explorera au cours des prochains mois différentes avenues de médiation jusqu’ici inexplorées chez nous – par le truchement des médias sociaux et du numérique –, notamment par la production de balados dédiés à la rencontre de personnes dont les histoires recoupent les thèmes chers au Musée…

…et incitent à agir.

Un paradoxe de l’industrie télévisuelle

L’industrie présente cependant un important paradoxe que mon métier et ma sensibilité propre me font paraître évident, et qu’il me semble pertinent de souligner: l’absence de reconnaissance pour les stratégies de communication numérique.

C’est jour de fête aujourd’hui pour l’industrie télévisuelle québécoise! Chaque année, le gala des Prix Gémeaux récompense le meilleur de notre télé, du documentaire à la fiction, de la recherche à l’interprétation, en passant notamment par le son et le maquillage. Il y a, en apparence, de quoi se réjouir pour l’ensemble du milieu, d’autant que cette trentième édition du gala prend place après que plusieurs querelles des dernières années aient pris fin.

L’industrie présente cependant un important paradoxe que mon métier et ma sensibilité propre me font paraître évident, et qu’il me semble pertinent de souligner: l’absence de reconnaissance pour les stratégies de communication numérique.

Le milieu télévisuel, ce n’est plus un secret, est en profonde mutation. Des cord-cutters adeptes de Netflix aux gens qui se désintéressent purement et simplement de toute production télévisuelle, des coupes drastiques du financement public aux impératifs de rapidité et de réactivité, beaucoup de repères disparaissent, et il semble nécessaire, quoique souvent désolant, que le milieu se réinvente.

Les enregistreurs numériques personnels et le rattrapage web continuent année après année de réduire l’importance du rendez-vous télévisuel où des centaines de milliers de téléspectateurs se retrouvaient au même moment devant leur petit écran, disponibles pour recevoir la même publicité en même temps. Elle parait révolue, la belle époque de la Petite Vie et de l’Heure JMP, quand des centaines de milliers de consommateurs s’émerveillaient de l’inventivité de Monsieur B. dans les publicités de Bell Canada.

Fait intéressant, l’avènement du numérique devait aussi permettre l’entrée en scène de la social TV, l’un des derniers remparts contre l’amenuisement de la cote d’écoute live. En encourageant la conversation en direct dans les médias sociaux, les producteurs et télédiffuseurs misent sur le sentiment de communauté qui se développe entre téléspectateurs connectés pour favoriser l’adoption de rendez-vous télévisuels, voire pour rallier de nouveaux téléspectateurs.

Et ce n’est pas un hasard, lorsque cela fonctionne! Des gens — j’en connais plusieurs, et j’en suis moi-même — travaillent d’arrache-pied à stimuler l’intérêt pour la discussion, et le fait de s’asseoir à un moment précis – en même temps que tout le monde – devant la télé, tablette ou téléphone cellulaire à la main, pour prendre part à la conversation, et parfois même pour prendre part à l’émission elle-même!

Dans ces circonstances, il semble étonnant, et même navrant, que les Prix Gémeaux de l’ACCT, qui font eux-mêmes des médias sociaux un volet important de leur stratégie marketing, limitent leur volet «Médias numériques» aux seules productions (émissions webdiffusées ou applications et sites internet). Alors qu’un gala des artisans récompense, à très juste titre, plusieurs créateurs et professionnels qui rendent la télévision possible, en travaillant l’image, le son, le contenu, le casting, n’est-il pas surprenant qu’elle ignore si savamment un des métiers qui contribuent à la dynamiser et à la rendre participative?

Cela peut relever simplement d’un délai normal avant que l’industrie prenne acte de certaines mutations de la télévision, et de son inscription dans le champ social. Cela pourrait cependant découler, et c’est ma crainte, d’un plus simple encore désintérêt pour l’apport des médias numériques, et de leur usage adéquat, comme condition de présence d’une large part du public sans qui la télé elle-même n’aurait bientôt plus même de raison d’être.

Cela étant, je salue bien bas l’ensemble des producteurs, artistes et artisans qui font de notre télévision, dans un contexte pourtant difficile, une excellente télévision.

Bon gala des Prix Gémeaux!

Médias sociaux : accepter le dialogue

Dans l’interminable débat entourant les médias sociaux et l’expression citoyenne en regard de l’actualité, il est intéressant de constater à nouveau que les acteurs du système médiatique traditionnel ont cette double tendance à dénigrer les médias sociaux et à surestimer leur portée. Cela nuit grandement à la démocratie.

Des chroniqueurs en ont remis, récemment, dans l’interminable débat entourant les médias sociaux et l’expression citoyenne en regard de l’actualité, en questionnant la valeur des commentaires de lecteurs dans les sites des médias d’information.

Si Marie-Claude Ducas souligne par exemple les efforts du New York Times pour intégrer les sections commentaires à sa définition même du contenu, Patrick Lagacé voit plutôt d’un bon œil leur «abolition pure et simple». Selon lui, le public aurait désormais «l’embarras du choix pour s’exprimer [et] n’a plus besoin des médias.»

Il est intéressant de constater à nouveau que les acteurs du système médiatique traditionnel ont cette double tendance : d’une part, à dénigrer les médias sociaux – sous toutes leurs formes, incluant les commentaires de bas de pages – lorsque ceux-ci les démangent et, d’autre part, à surestimer leur portée lorsque cela leur permet de s’en laver les mains.

De la responsabilité des médias – tous

La vérité demeure que le Québécois moyen consacre 34 heures par semaine à sa télé, et ne sait pas lire un texte de 700 mots suffisamment bien pour en dégager le sens. Dans ce contexte, les médias traditionnels ont assurément encore leur place dans l’écosystème et, par surcroit, un incommensurable pouvoir sur l’opinion publique et le discours social.

Ils ont aussi, et surtout, encore une responsabilité d’éducation populaire. Il n’y a qu’au prix de s’acquitter convenablement de cette délicate tâche d’éducation qu’ils pourraient demeurer, ainsi que le souhaitent toujours certains journalistes, le quatrième pouvoir.

Or, qui dit éducation dit dialogue. Bien entendu, on peut, suivant la méthode de la petite école de rang de campagne, privilégier l’enseignement magistral où un «prof» parle fort pour être entendu jusque derrière la classe, par à peu près 12% de la population de moins de 13 ans qui n’est pas encore retournée sur la ferme.

Ou l’on peut privilégier une pédagogie plus moderne, fondée sur la compréhension de la manière dont l’humain apprend, et donc basée sur la constante rétroaction et, je le disais, le dialogue.

Car c’est bien de dialogue dont il est question ici, et pas d’expression. C’est pour être entendu que l’on s’exprime, pour donner lieu à un échange, et peut-être gagner l’occasion de convaincre son vis-à-vis… ou même de se laisser convaincre. Pas pour s’égosiller dans le vide. Ni d’ailleurs pour se défouler gratuitement.

Un exemple de dialogue médiatique

Voici deux ans que je collabore avec Marie-France Bazzo dans l’animation des médias sociaux de l’émission BazzoTV. Nous avons pris ce pari de l’écoute active et du dialogue, et très rarement avons-nous eu à nous plaindre de ce que les commentaires soient insignifiants ou agressifs.

Certes, nous rejoignons un public un peu plus niché et restreint que les bulletins de nouvelles, par exemple, et nous nous réjouissons de ce que les interventions dans nos réseaux soient de grande qualité. Mais c’est aussi grâce à l’attitude que l’animatrice et son équipe entretient, tant en ondes qu’en ligne.

Nous répondons aux questions des téléspectateurs et twiveurs, nous les relançons à propos de leurs affirmations péremptoires lorsqu’il y en a, et nous discutons entre nous de leurs interrogations ou de leur incompréhension de certains aspects des sujets discutés à l’émission, jusqu’à réinvestir ces questionnements dans des diffusions ultérieures.

À l’opposé de cela, la manière qu’on a, tant à la radio qu’à la télé, ou que dans les pages de certains quotidiens, de plaquer les commentaires de quidams en fin d’émission, sans y répondre, sans discuter, ce n’est que de la frime!

Revoir nos a priori

Si je partage l’opinion de Patrick Lagacé, c’est en ce que la façon qu’ont certains de se gargariser des commentaires insignifiants de gens qui n’ont pas véritablement réfléchi à ce qu’ils affirment est non seulement irritante, mais contre-productive. De conviction toute personnelle, j’irais jusqu’à dire que cela nuit grandement à la démocratie.

Et ce n’est d’ailleurs pas étranger à la prolifération des trolls, qui tirent profit du faux-semblant d’écoute pour saper complètement le dialogue. N’ont-ils pas raison de l’artifice?

Toutefois, que la supercherie soit identifiée – et ridiculisée – par certains ne justifie aucunement de reléguer nos concitoyens à leur propre page Facebook et à leur propre compte Twitter, sous prétexte qu’ils peuvent s’y exprimer tout à leur aise sans nous déranger. C’est proprement contraire à la volonté de ceux-ci d’entretenir le dialogue que j’ai tant vanté avec ceux qui font l’opinion publique.

«Parlez dans votre salon, et épargnez-nous votre ignorance!», ou «Jasons-en, qu’on essaie de s’entendre finalement sur quelque chose!» – lequel des deux est le plus susceptible d’améliorer les rapports sociaux? Lequel des deux est le plus susceptible de favoriser l’adhésion des générations montantes aux médias traditionnels?

Dialoguons.

L’hypocrisie est (encore) jeune

Eric Duhaime, ce matin, s’est une nouvelle fois fendu d’un rampant plaidoyer contre la gang de La Soirée est (encore) jeune. Si la réplique de Duhaime aux hôtes de l’émission était probablement de bonne guerre, Wauthier et compagnie ne s’étant jamais gênés pour l’écorcher, ses propos ont vite dérapé vers une nouvelle offensive profondément hypocrite contre Radio-Canada.

Eric Duhaime, ce matin, s’est une nouvelle fois fendu d’un rampant plaidoyer contre la gang de La Soirée est (encore) jeune.  Si la réplique de Duhaime aux hôtes de l’émission était probablement de bonne guerre, Wauthier et compagnie ne s’étant jamais gênés pour l’écorcher, ses propos ont vite dérapé vers une nouvelle offensive plutôt hypocrite contre Radio-Canada. C’est que le diffuseur de la corrosive émission de radio, que j’affectionne particulièrement [1], jongle avec l’idée de transposer le concept à la télévision. «Une déclaration de guerre pour tout ce qui est à droite du spectre politique au Canada», de dire le célèbre collaborateur du FM93.

Le problème, avec des gens comme Duhaime, c’est qu’on a vite tendance à penser qu’ils ne comprennent pas les implications de ce qu’ils avancent. Or, c’est tout le contraire ; Duhaime est vivement intelligent, et c’est cependant un grand sophiste et un fin manipulateur des masses. Il sait donc très bien que ce soubresaut d’audace de la division divertissement du télédiffuseur public ne lui serait pas bénéfique, et il travaille insidieusement à tuer dans l’œuf tout projet du genre parce que cela lui est beaucoup plus avantageux.

Production 101

L’équation est fort simple. Pour être audacieux et risquer des erreurs, il faut avoir les reins très solides, ou n’avoir absolument rien à perdre. Par sa structure et par les moyens qui lui étaient octroyés, Radio-Canada avait, récemment encore, les reins solides. La société ne dépendait ni des aléas du marché, ni des éventuels scrupules des commanditaires. Elle pouvait donc innover, créer, essayer, se planter parfois, avec «nos taxes» certes, parce que c’est aussi à ça, croyait-on, que peuvent servir nos taxes…

«Demandez-vous messieurs s’il y aurait au privé quelqu’un de disposé à payer pour vos services…», narguait le co-animateur de Duhaime. Bien sûr que non. Parce que ce n’est pas le rôle du privé que d’innover à ce point. Son rôle, en simplifiant beaucoup, c’est de rapporter des bénéfices aux actionnaires en vendant de la publicité.

En revanche, un diffuseur à l’abri des inquiétudes financières, comme a pu l’être Radio-Canada, produit ou achète quelques émissions un peu plus audacieuses, qu’il intègre à sa grille horaire. Il en assume le risque. À l’interne ou dans les maisons de production privées, on s’affaire alors à développer enfin des produits télévisuels un peu plus novateurs, en prenant le pari que ceux-ci plairont et se retrouveront en ondes. Il y a à tout le moins une chance qu’ils soient vendus. Mieux, cette ouverture incite aussi les télédiffuseurs privés à prendre quelques risques pour maintenir leurs parts de marché.

Lorsqu’au contraire on met en péril le pouvoir d’achat d’un diffuseur public, on observe très rapidement un repli vers ce qu’on croit être des valeurs sûres, quitte à ce que ce soit un ramassis de clichés éculés, et très mal reçu. Normal! Sans télédiffuseur public pour risquer avec nos taxes de se planter, quel producteur établi financerait le développement d’un produit original auquel le public n’est pas déjà habitué?

Ne suffit-il pas de donner aux gens ce qu’ils veulent? Non. Principe fort simple dans le monde médiatique : les attentes du public sont forgées par ce qu’on lui offre, et moins on lui offre de diversité, plus il se contente de peu. Aussi bien dire qu’il s’abrutit. Par ailleurs, si une seule personne au monde était capable de savoir d’avance ce que tout le monde veut…

Je disais aussi plus haut que ceux qui n’ont rien à perdre, qu’on appelle non sans un certain mépris la relève, ont tendance à se permettre un peu d’audace. Or en télé, la relève ne peut que très difficilement s’autoproduire. Il faut, pour avoir accès à un diffuseur, être membre de l’Association Québécoise de la Production Médiatique (AQPM), et ainsi lié par convention à l’UDA, l’ACTRA (artistes), l’AQTIS (techniciens), la SARTEC (auteurs), la SODRAC (auteurs-compositeurs)…

La solution facile à cet égard serait de dérèglementer, et de permettre des transactions parfaitement libres. Le marché viendrait tout réguler et le milieu s’épurerait de lui-même des gens les moins talentueux, et les bons artistes et artisans seraient probablement même mieux payés. Formidable!

Quoique fort probablement fausse, cette déduction nous laisserait tout de même avec le problème original : l’audace ne payant pas toujours, peu de chances de voir des alliances entre gens d’expérience talentueux et jeunes prêts à risquer tout ce qu’ils ont dans un projet un peu fou, ce que le modèle présent permet encore. À peine, mais encore.

Le Mensonge

En somme, le modèle qui existe actuellement, avec un diffuseur public assurément moins fort qu’autrefois, mais loin d’être complètement mort, autorise la production de contenus parfois marginaux, parfois destinés à des publics plus restreints, appelés à se développer. Il autorise le renouvellement de notre télévision, et quand on sait que les Québécois consacrent en moyenne 34 heures (!) par semaine à la télévision, on peut croire aussi qu’il autorise un plus grand épanouissement de tout un chacun, en offrant de temps à autres quelque chose de différent…

Certains commentateurs qui comme Duhaime prétendent en avoir contre Radio-Canada parce que ce serait un mauvais investissement de nos taxes font preuve d’une hypocrisie éhontée. En simplifiant, on pourrait dire qu’ils voient seulement poindre le jour où ils pourraient faire plus d’argent en cessant complètement, faute de relève, de nouveaux formats ou de voix discordantes pour les challenger, d’avoir à offrir quelque chose de mieux, mais aussi de plus exigeant.

Entendre Eric Duhaime qualifier Stephen Harper «d’allié stratégique», lorsque ce dernier s’attaque explicitement à l’intégrité des employés de Radio-Canada, ne laisse croire à rien d’autre. Prétexter l’idéologie, ou une soit-disant guerre à la droite, c’est user de subterfuge pour rallier une partie de la population qui, je l’espère, aura tout de même l’audace de remettre de telles paroles en question…

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[1] Oui, j’aime beaucoup l’émission La Soirée est (encore) jeune. J’y brigue même une place de chroniqueur. Par ailleurs, je travaille dans le milieu médiatique et je traite souvent avec Radio-Canada et l’autre télédiffuseur public, Télé-Québec. Ce texte n’est pas un plaidoyer pour «garder ma job», mais pour garder vivant un modèle en lequel je crois. Ce n’est pas parce que je travaille au sein de ce modèle que j’y crois; c’est parce que j’y crois que j’y travaille.

«Votre aveuglement nous intéresse»

La prolifération des espaces dédiés au commentaire du quidam dans notre écosystème médiatique fait dire à plusieurs que nous vivons dans une dictature de l’opinion sous-informée. Le milieu médiatique semble réaffirmer plusieurs fois par jour que l’opinion de la plèbe prévaut sur le sens.

La prolifération des espaces dédiés au commentaire du quidam dans notre écosystème médiatique fait dire à plusieurs que nous vivons dans une dictature de l’opinion sous-informée.  Loin d’être en total désaccord avec l’assertion, j’y apporterais pourtant quelques nuances, et j’ai aussi envie de suggérer une avenue qui nous tirerait hors de ces déprimants quartiers.

Qu’il s’agisse des réactions de l’auditoire aux nouvelles du jour dans les bulletins télévisés, des sondages d’opinion parfaitement dépourvus de sens et d’intérêt menés par certains quotidiens, ou de l’incitation à commenter tout et n’importe quoi pendant les émissions d’affaires publiques, le milieu médiatique semble réaffirmer plusieurs fois par jour que l’opinion de la plèbe prévaut sur le sens.

Ironiquement, on ne compte plus les sorties plus ou moins fracassantes de chroniqueurs établis, de politiciens polarisants ou d’intellectuels patentés qui condamnent la vacuité des médias sociaux. J’écrirai bientôt sur l’opportunisme dont ces gens font preuve lorsqu’ils tirent à boulets rouges sur la marge qui menace leur chasse-gardée, et dont les médias sociaux sont à la fois l’incarnation et l’outil de prédilection. D’abord, il faut expliquer en quoi l’usage qui est présentement fait des médias sociaux pourrait être non pertinent.

Un peu de théorie

Typiquement, les grands médias fonctionnent depuis leur démocratisation – donc depuis qu’ils existent – selon un modèle de communication qui prévoit un émetteur envoyant un message via un canal à un destinataire. Ainsi un reportage est créé, mis en contexte, puis diffusé à heures de grande écoute ou publié dans un journal à grand tirage. Avec le temps, on s’est habitué à inviter le destinataire, ce vaste public cible quelque peu indifférencié, à réagir en envoyant une lettre.

On allait pendant quelque temps tenir compte de cette rétroaction, et elle allait parfois entrainer des suites. Une second reportage, par exemple, expliquerait des éléments moins bien compris, ou proposerait un recadrage de la même nouvelle selon une perspective plus populaire.

Utile dans la mesure où elle entrainait une fidélisation de la clientèle médiatique – les contenus étant toujours à peu près adaptés à son niveau de compréhension – cette approche a eu pour effet secondaire de caractériser le public effectif des différents médias. On ne communique plus désormais pour un public indifférencié, ou alors déterminé à l’avance. Dans un média spécifique, on donne à un public spécifique ce qu’on sait qu’il veut, et ce dernier sait qu’on le lui donnera. [1]

Faut-il le préciser, cette circularité entraine une réduction progressive de l’intérêt général pour tout ce qui se trouve en dehors des sujets et des façons de faire déjà maîtrisés par un public et ses médias de prédilection. La dictature n’en est pas une, à proprement parler, de l’opinion, mais de l’attente: «quelles sont les attentes du public?»

La réalité diminuée

C’est littéralement un nouveau paradigme qu’introduisent les médias sociaux à partir du moment où ils se démocratisent. À leurs débuts, quand Facebook était encore exclusivement réservé aux étudiants de la Ivy League, ces derniers en ont établi le mode de fonctionnement, mais surtout les codes.

Le modèle de communication qui y prévaut n’en est pas un de communication unidirectionnelle suivie d’une rétroaction comme dans les médias traditionnels, mais de communication à double sens, quasi instantanée.

Y fleurant un moyen de rejoindre de nouveaux publics, les médias traditionnels s’y sont lancés et ont commencé à y interpeller les gens pour qu’ils offrent plus rapidement leur rétroaction. S’ensuivit l’arrivée massive de nouveaux utilisateurs (late adopters) qui souhaitaient eux aussi avoir enfin voix au chapitre.

Néanmoins, les médias traditionnels n’ont pas changé, eux, leur modèle de communication. Ils y ont vu d’abord un moyen de mieux fidéliser leur public, qui espère interminablement qu’on diffuse enfin son commentaire, et une occasion d’investir moins dans la création de contenu, puisque la diffusion de ces rétroactions occupe à elle seule, pour beaucoup moins cher, au moins l’espace d’un ou deux reportages par exemple.

Le paradoxe, c’est que cela a pour effet de diminuer les attentes du public quant à la diffusion de contenu bien documenté et intrinsèquement pertinent. On réduit en fait la quantité de «réalité» qui circule dans les grands médias, au profit d’une re-circulation de la «réalité» déjà diffusée dans un reportage d’hier. On vous parle de quelque chose, et on vous parlera demain de ce que vous avez dit de la même chose…

Ce qu’on affirme en somme, c’est: «on vous en donne moins à voir, mais votre aveuglement nous intéresse!»

Les médias sociaux ne sont pas le problème

Comment blâmer les médias sociaux – qui, au bout du compte, ne consistent qu’en l’expression de nos concitoyens – pour cet usage impropre et grossièrement malhonnête d’une plateforme relativement libre? Vous m’excuserez de citer Paul Piché, mais les usagers des médias sociaux, comme les enfants, c’est pas vraiment, vraiment méchant. Mais au fond, ça peut aussi faire tout ce qu’on leur apprend.

Par ailleurs, si l’usage que font des médias sociaux les traditionalistes est en lui-même une subversion et un travestissement de leurs fondements, on ne peut s’étonner que ceux qui s’y trouvaient à leurs débuts (des étudiants de la génération Y) répondent d’une manière apparemment irrationnelle en subvertissant tout, non sans une importante dose d’ironie, du médium et de son message.

La responsabilité de faire des médias sociaux un espace plus respectable à ses yeux incombe donc ironiquement à l’industrie médiatique elle-même. Nombre de jeunes start-ups médiatiques ont bien compris qu’en respectant les codes propres aux médias sociaux, leurs usagers répondaient avec assiduité et intelligence, quitte à aller jusqu’à bousculer les codes traditionnels d’une industrie attachée à ses manières de faire. [2]

Pour commencer, plusieurs médias traditionnels devraient comprendre que de se contenter de diffuser les opinions de son public est absolument contre-productif, et risque fort de nourrir le trollisme. Ce déraillement volontaire des conversations dans les médias sociaux n’est que l’expression créative d’une exaspération face à l’absurdité d’une «conversation» ou tout un chacun dit n’importe quoi sans qu’on en discute réellement.

Les médias sociaux sont par essence un espace de discussion et il est grand temps qu’on en discute. Dans un prochain article, je traiterai d’un autre modèle de communication pour les médias traditionnels qui puisse non seulement tenir compte, mais mettre en valeur et à profit les codes propres aux médias sociaux.

Des commentaires?

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[1] Si le sujet vous intéresse, je vous encourage vivement à lire George Gerbner sur la «cultivation theory»

[2] Les exemples sont innombrables, mais je pense immédiatement à l’équipe de OuiSurf! qui avait causé l’émoi en 2013 en se classant parmi les émissions les plus populaires du 28e gala des prix Gémeaux.

Télé-Québec est encore plus pertinente qu’avant!

Dans une perspective de gestion strictement économique à courte vue, trop de voix s’élèvent pour encourager le démantèlement de Télé-Québec, comme celle de monsieur Yves Boulet, lundi dans La Presse +.

Ce type de vision désincarnée relève selon toute vraisemblance d’une méconnaissance de l’écosystème médiatique qui est le nôtre, et s’appuie sur la prémisse fallacieuse que nos institutions ne nous rapportent rien.

Or, pour un investissement public de 55 millions de dollars, les effets de Télé-Québec sur la qualité de la télévision d’ici et sur la vitalité économique de l’écosystème médiatique sont au contraire absolument remarquables.

Si l’on prétend que les cotes d’écoute de Télé-Québec – autour de 3% – ne justifient pas un tel investissement, on semble omettre facilement que les chaines concurrentes dédiées à la culture obtiennent en général la moitié moins de parts de marché, et qu’aucun autre télédiffuseur ne se dédie entièrement aux affaires culturelles et sociales.

En conséquence, l’idée que les « bonnes émissions de Télé-Québec » trouveraient leur chemin ailleurs est parfaitement illusoire. Qui se porterait acquéreur de magazines comme les Francs Tireurs, BazzoTV, Deux hommes en or, ou de séries comme Écoles à l’examen et Les Grands moyens? Ce créneau serait, sans Télé-Québec, à déclarer en pertes nettes.

Qui plus est, peu d’autres télédiffuseurs, voire aucun, ne soutiendraient les risques qu’accepte encore de prendre Télé-Québec, avec un rythme et une profondeur d’analyse qui sont certes à contrecourant, mais qui exercent sur l’ensemble de la télé québécoise une pression positive. Normal, c’est là le rôle et l’une des raisons d’être d’une télé publique!

Par ailleurs, le maintien de deux télédiffuseurs publics en parallèle, l’un fédéral et l’autre provincial, n’a rien d’incohérent. D’abord, leurs budgets n’ont aucune commune mesure, et leurs mandats, l’un axé sur l’information, l’autre sur l’instruction et le contenu à orientation éducative pour les plus jeunes, ne sont absolument pas redondants.

Enfin, il ne suffit pas d’en appeler à l’importance du web et des médias sociaux pour justifier le démantèlement de tout ce qui existait avant eux. Les différents médias se doivent d’être complémentaires entre eux pour favoriser une plus grande circulation des idées, quelles qu’elles soient, et non de venir à bout l’un de l’autre!

Que les jeunes consacrent toujours moins de temps à la télévision est un autre argument en faveur du maintien de Télé-Québec : si la télé peine de plus en plus à s’adresser aux gens de moins de 35 ans, seul un diffuseur public a pour mandat et peut se permettre les risques inhérents aux tentatives de rallier ces jeunes générations.

En s’adressant à elles, Télé-Québec peut contribuer à inscrire la télévision dans les habitudes de vie de ces générations. Elle constituerait en ce sens un des moyens d’encourager tout le secteur télévisuel à un nécessaire renouvellement de ses pratiques, tout en favorisant le maintien sa structure culturelle et commerciale.

Le contexte économique et les mutations sociales ne commandent pas de tout démanteler, mais de réfléchir avec davantage de rigueur. Ce qu’encourage Télé-Québec depuis 1968.

Jean-Philippe Tittley,
Chargé de projets, web et médias sociaux
Les Productions Bazzo Bazzo inc.

 




Cercle

Je tourne en rond.
Des pieds et des synapses qui se perdent dans une même circularité.
Et se retrouvent, à chaque cycle trop brièvement complété. L’exiguïté du cercle me surprend chaque fois que je retrouve la mie de pain que j’ai semée partout. Les conclusions sont toujours les mêmes; la constance est une fatalité mathématique.

Il faut pour faire avoir fait, et ne pas marcher toujours dans les mêmes sentiers qui mènent là où l’on était déjà. Je tourne. En rond. Prisonnier d’une forêt-labyrinthe, et je sais chaque arbre, chaque bocage, chaque pousse. Prisonnier d’une forêt-labyrinthe, et les nouvelles pousses attendent le printemps.