CCA : une gentille manière de dire qu’on a eu tort

Compte-rendu de ma première visite au Centre Canadien d’Architecture, hier, rare institution à caractère muséal où il est encore possible de réserver ses billets moins de trois semaines à l’avance en cette période de déconfinement progressif.

Mon intérêt pour l’architecture croît depuis maintes années comme un buisson dans un jardin abandonné; il prend du terrain à gauche et à droite de manière désorganisée, en supplantant d’autres un instant pour se dessécher l’instant d’après. En somme, je ne l’engraisse ni ne le taille convenablement.

Le CCA? Jamais visité auparavant. Pourtant planté au milieu du paysage culturel de cette ville que j’ai habitée 13 ans, il me semblait être un temple célébrant une culture autre que la mienne, où l’on se doit d’entrer avec grande humilité si tant est qu’on ose y mettre les pieds. Son enracinement dans la société anglo-montréalaise n’y est probablement pas tout à fait étranger – j’y reviens à l’instant. 

Il faut dire que son «jardin» aux airs sévères (une étendue de pelouse entourée de murs de pierres grises surmontées de clôtures de fer forgé) et ses angles austères, type ambassade des Émirats Arabes Unis, évoquent tout sauf une invitation cordiale lancée aux néophytes. On parle d’accessibilité perçue, en fait : zéro pis une barre.

Ma surprise, donc, est qu’il en va tout autrement de la réalité.

Comment des blocs LEGO ont (presque) légitimé ma présence

Depuis la rue, des affiches multicolores attachées à la rébarbative clôture promettent un accueil plus vivant qu’envisagé initialement. Les «Slogans pour le 21e siècle» de Douglas Coupland (Generation X, Generation A, pour ne nommer que ceux-là, qui mis ensemble montrent bien l’évolution de l’artiste et auteur depuis la combativité cavalière de ses primes années jusqu’à ce qu’il s’étouffe dans son amertume…) narguent la société de consommation et les travers d’une classe moyenne idiote et inconséquente. On sourit, puis bientôt on s’irrite du cynisme de cette espèce de Stéphane Bourguignon des anglos, mais qui aurait macéré dans sa bile trop longtemps. La proposition est intéressante – vraiment! – mais ne donne pas davantage l’impression qu’on s’avance en territoire ami. 

On entre, et dès l’escalier menant aux salles d’exposition franchi, le même Coupland, sur un mur, nous propose une collection de blocs de construction issus de jeux d’enfants d’époques variées. Joli! Et je me se sens tout à coup habilité à entendre parler d’architecture : je connais les blocs LEGO, je me suis passionné pour les Mecano; ma présence ici est légitime. (Mais, je me dis encore, Douglas exerce ici une fascination qui appartient à une autre culture que la mienne.)

Et là, je commence à comprendre que si le CCA participait d’une culture plutôt anglo-montréalaise, ce serait davantage à la manière Concordia que McGill. On ne me regarde pas de haut, on me regarde comme un égal qui a encore beaucoup (trop) à apprendre. Je me rassérène un peu.

Dans un long corridor percé de larges fenêtres desquelles on observe le Sud de Montréal, on m’explique qu’ici, on prend parti pour les Nations autochtones dont les terres que nous habitons ne nous ont jamais été cédées (Espaces médians : repères de dépossession, présentée jusqu’au 21 novembre 2021). Et on ne le fait pas avec un surplus de douceur, mais on l’explique d’une manière parfaitement décomplexée, sans gants blancs pour les blancs.

La transformation des musées n’est pas toujours confortable

Parenthèse. Le milieu de la muséologie a longtemps préféré se pencher sur un passé dont la distance historique permettait soit l’autocélébration propre aux vainqueurs, soit le regard nostalgique des vieux qui de tout temps regrettent l’érosion de la société, soit encore un regard purement et simplement hautain. Depuis les années 80 environ, on envisage et on se permet une nouvelle muséologie qui regarde et commente le présent à l’aune du passé, et cherche à renouer avec la contemporanéité en se rendant immédiatement utile à la société. Le Musée de la civilisation où je travaille a largement contribué à ce changement de paradigme chez nous, notamment grâce aux efforts et à l’«évangélisation» de son «père», monsieur Roland Arpin.

Mais, même alors que les musées réfléchissent plus avant leur inscription dans la société (récemment, l’ICOM a failli redéfinir la notion même des musées) pour aspirer à devenir des moteurs de changement, on y tergiverse encore souvent entre l’ancien et le nouveau paradigme.

Pour le dire simplement: les musées ont souvent peur de froisser les gens.

Ça donne souvent des postures alambiquées dans lesquelles le populisme se mêle à la critique voilée, et dont les messages sont à ce point dilués qu’ils ne communiquent plus rien d’autre qu’un relativisme passe-partout. Comme travailleurs du milieu muséal, il nous faut constamment nous battre contre notre réflexe d’autocensure. Fin de la parenthèse.

Se sentir à sa place au centre de questions complexes

Au CCA, je le disais, on ne s’empêtre pas dans les bons sentiments. On aborde de front la question de l’inadéquation de l’architecture et de l’aménagement avec les sensibilités contemporaines. On s’y sent alors apte à commencer à réfléchir à des questions qui nous dépassent, mais complètement!

Après le corridor décrit ci-haut, une exposition sur les projets des firmes RUF et 51N4E nous plonge dans des initiatives de renouvellement de l’architecture vernaculaire d’Oulan-Bator, ou de détestables tours à bureaux du quartier international de Bruxelles (jusqu’au 19 septembre 2021). Comment faire évoluer l’habitation nomade traditionnelle dans un contexte où le nomadisme n’est plus possible? Comment installer des fenêtres qui s’ouvrent dans un « World Trade Center » européen change le rapport au monde? C’est très concret. On peut entrer dans une construction, marcher dans un chantier de construction, et il n’y a pas que des réponses…

Enfin, plus loin, la galerie octogonale propose une petite incursion dans l’univers de la photo d’architecture par les travaux du photographe Takashi Homma sur l’utilisation des fenêtres par Le Corbusier (jusqu’au 15 août 2021). Petite mise en espace chaleureuse et habilitante, dont les boites noires m’ont fasciné. La photo le rend mal, mais on a l’impression que le noir aspire tout l’environnement de la photo et nous y absorbe complètement.

Après quatre ans et demie à travailler dans le milieu muséal, je comprends lentement mieux les grands questionnements du vaste univers de la muséologie. Et je n’ai de cesse d’être fasciné par les ressorts qu’elle sait mettre en place pour informer, émerveiller, influencer, convaincre.

C’est une forme douce de marketing d’influence, à manier avec soin. Et dans ce monde rempli de contradictions, mal financé, parfois peu accessible mais surtout souvent intimidant, je m’étonne quotidiennement de l’ingéniosité, de l’audace ou de la force, carrément, des institutions qui jalonnent notre territoire et notre histoire.

Dans ce vaste ensemble hétéroclite, le CCA m’a surpris par son approche habilitante et directe de questions complexes, auxquelles je ne pensais pas avoir accès. Ça fait du bien.

Courez-y.

Haro sur l’intelligence.

Répondre au dernier billet de Lysiane Gagnon me vaudra sans aucun doute des accusations de perte de temps. C’est que le jeu de Don Quichotte est l’expression d’une servilité insidieuse en apparence contre-productive, dès lors que ce n’est plus le vent mais le moteur de l’économie triomphante qui fait tourner les pales du moulin… Ça ne devrait pas pour autant nous garder de séparer le bon grain de l’ivraie!

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Il est toujours affligeant de constater combien Gagnon et quelques uns de ses collègues de la grosse Presse aiment à se draper dans la critique de l’inculture et de l’anti-intellectualisme pour dénoncer avec le même manque de rigueur, le même efficace détournement de toutes les réalités, les «chronicailleux» de leurs concurrents médiatiques.

Ainsi Gagnon se livre dans un torchon du 8 décembre dernier à son nouveau jeu favori, broyer du carré rouge. Sous le couvert d’une dénonciation des compressions graves et potentiellement très néfastes imposées par le Parti Québécois aux universités, l’éditorialiste évite l’argumentation sur le fond en se rabattant sur les étudiants et le bon peuple ignare, qui prétendument se livrent à des «préjugés primaires contre les universités».

D’abord, les causes; ensuite les conséquences. Ce qui semble avoir mis Gagnon hors de ses gonds – à supposer qu’elle s’y soit déjà tenue droite afin que s’ouvrent sans grincement les portes des esprits -, ce serait l’apparente désinvolture avec laquelle les «leaders étudiants» auraient reçu la nouvelle des compressions susmentionnées. Ce qu’on lit en sous-texte, c’est plutôt une allergie sévère à toute prise de position, de qui que ce soit, hors du paradigme économico-élitiste.

ÉGALITÉ N’ÉGALE PAS PQ

Ainsi, sans même annoncer l’objet de sa colère, Gagnon se livre à une charge contre «l’égalitarisme primaire», en se gardant bien de dire où elle l’a vu passer récemment, si ce n’est dans ses propres réminiscences de «ces rangs dans les campagnes anciennes où toutes les habitations étaient à la même hauteur, et leurs habitants, soumis au même labeur et aux mêmes gratifications». Non sans évoquer ces habitations des pays communistes auxquels elle aime bien assimiler les organisations étudiantes, l’image trouve toutefois bien mal sa pertinence dans un contexte où les associations ne défendent en rien l’égalité des résultats mais l’égalité des chances d’accéder aux milieux d’enseignement supérieur. Et la métaphore a en plus de quoi nous laisser pantois si on réfère à l’adage populaire voulant que les administrations soviétiques aient été maîtres dans l’art de justifier que certains soient «plus égaux que d’autres», et celui de craindre leurs intellectuels…

Voilà une posture bien paradoxale, alors que les principales organisations étudiantes nationales prônent une plus grande accessibilité à des institutions supposées former… des intellectuels! Mais la position devient tout simplement intenable lorsqu’on s’attarde aux positions de la «ô si radicale» ASSÉ, qui lutte contre l’inféodation desdites institutions aux diktats du marché du travail, refusant qu’elles soient réduites à de simples lieux d’acquisition de compétences utiles, y privilégiant une perspective humaniste dans laquelle elles sont des lieux d’échange, de réflexion libre et non subsumée au marché économique.

Certes, on comprend que la réduction des investissements publics en matière de recherche rende les milieux d’enseignement encore plus tributaires de la bonne volonté (lire: de l’opportunisme) des grandes entreprises, pour lesquelles les universités représentent un bassin infini de cheap labor en R&D. La décision qui favorise cette vision du milieu universitaire a d’ailleurs été dénoncée par l’ASSÉ qui blâme le PQ de voir en « la logique du mal financement […] une excuse pour cesser d’investir en éducation supérieure ». Voilà qui relève bien l’essence du problème : le PQ se sert désormais du combat étudiant pour justifier la poursuite du travail de son décrié prédécesseur.

L’adéquation posée entre «les carrés rouges» et le gouvernement péquiste ne peut dès lors que paraître abjecte, et c’est sans mentionner les positions non partisanes, quoique très méfiantes envers le PQ, de la CLASSE qui initia la vague ayant porté tout le mouvement étudiant.

Cela devrait-il empêcher Gagnon d’imputer les deux plus récentes coupures en matière de recherche universitaire aux tractations des étudiants? Absolument pas. À quoi bon s’empêtrer de la réalité? On pourrait même aller jusqu’à insinuer, à ce compte, que «l’idéologie infantile et bornée» des étudiants provient de ce que «l’école refus[e] d’évaluer les élèves pour leur éviter le choc d’apprendre qu’il y a, dans la classe, de meilleurs qu’eux.»

DES RÉFORMES ET DES CHIFFRES.

Que nous sert donc, à nous universitaires, d’établir des faits s’il suffit de mobiliser l’épouvantail de la réforme pour rappeler à tous combien nous ne savons pas réfléchir, et encore moins reconnaître la valeur d’une réussite, incapables que nous sommes de nous comparer entre nous.

On pourrait répondre à cela que le renouveau pédagogique, loin d’éviter l’évaluation, tendait à la rendre plus juste et plus adéquate. Ainsi, il ne s’y agissait plus de compter les fautes d’orthographe dans un texte d’opinion pour accorder à son auteur les 82% que vaudrait un texte peu convaincant au vocabulaire pauvre mais correctement rédigé, et 78% à celui d’un texte au style incisif, digne d’un pamphlet politique, mais faisant montre d’une mauvaise compréhension de l’accord des participes passés. Plutôt, le renouveau pédagogique enjoignait l’enseignant de préciser au premier élève comment apprendre à s’exprimer, à l’autre, comment apprendre à écrire. Le tout en vue de passer au niveau supérieur, mais aussi d’être un citoyen fonctionnel et minimalement cultivé.

Cela s’appelle l’enseignement différencié, et cela mise précisément sur les forces et les faiblesses de tout un chacun. Qui plus est, la mise en interaction de l’un et l’autre devait favoriser une émulation réelle, où chacun était amené à constater ses faiblesses au regard des réussites d’autrui.

Toutefois, personne ne s’est aperçu que ces méthodes n’avaient jamais eu cours, la majorité de la population québécoise ayant déjà décroché de l’interminable conversation à ce sujet lorsque le gouvernement libéral a rétabli les anciennes méthodes d’évaluation, jugeant qu’il était préférable de vous dire que vous écrivez bien à 59%. Les chiffres sont plus parlants pour le vrai monde.

D’ailleurs, causant chiffres, j’avancerais que Gagnon aurait tout intérêt à réviser les siens la prochaine fois qu’elle souhaitera faire porter l’odieux d’une prise de position étudiante aux communistes-gauchistes du PQ qui auraient terni tout le système éducatif québécois avec leur maudite réforme. Ça lui permettra de constater que l’évaluation chiffrée est encore bien vivante, la compétition entre les élèves bien vive – en témoignent les «chiffres» sur la dépression chez les adolescents – et, surtout, que les «enfants de la réforme» qu’elle aime bien ridiculiser ont fait leur entrée à l’université… il y a cinq semaines.

S’il avait fallu que la réforme soit d’un égalitarisme digne des écoles soviétiques, elle n’aurait donc pas pour autant eu grand impact sur les positions de la FEUQ ou de l’ASSÉ…

DE L’ANTI-INTELLECTUALISME?

Je n’aurais pas tant à redire sur ce texte si son auteure s’était contentée de vilipender le parti québécois pour ce qui paraît être une bien mauvaise décision. Répétons-le, toute coupure en milieu universitaire contribue à transformer les institutions en des outils économiques, annihilant leurs objectifs plus proprement civilisationnels, fondés sur la perpétuation de la connaissance, de la réflexion et de l’esprit critique.

Sont-ce cependant les étudiants qui sont à blâmer, eux qui voudraient maintenir cette vocation, ou le prétendu impératif de la mise à profit immédiate d’organisations vouées à ce qui se fait lentement? De la même manière, suffit-il de laisser entendre qu’il est impossible de revoir les engagements financiers de ces organisations envers ses «diplomates», ses recteurs et autres structures organisationnelles incarnées par des citoyens incroyablement rémunérés, ou faut-il aussi mentionner que «la réalité pourtant incontestable du sous-financement des universités» découle d’engagements qui sont le fait d’un gouvernement qui souhaitait les assujettir au Québec Inc.?

L’insulte se fait plus particulièrement grossière lorsque tous ces non-dits révèlent une réalité bien plus complexe, à laquelle ont réfléchi des étudiants, des professeurs, des chercheurs qui constituent la plus grande part de la communauté universitaire, celle-là même qu’elle prétend défendre.

En alléguant que cette communauté ne valorise qu’«un service directement destiné à leurs précieuses petites personnes», en méprisant son effort de réflexion, en dénigrant son jugement, Gagnon ne nous livre en fait rien de moins qu’une «incontestable» démonstration de ce que c’est que l’anti-intellectualisme.

 

Étudiant-e-s : la perception des médias

Les journaux montréalais ont-il traité équitablement les différents acteurs du mouvement étudiant du printemps 2012? Une étude produite par le Centre d’études sur les médias (CEM) de l’Université Laval montre que, comme les protagonistes du conflit le décriaient eux-mêmes, les quatre grands médias imprimés montréalais s’étaient montrés très partiaux, et majoritairement en défaveur des étudiants.

Révélée par Stéphane Baillargeon dans un article  publié ce samedi matin, l’étude présentée lors du plus récent congrès de la Fédération professionnnelle des journalistes du Québec fait état d’une polarisation des grands médias où son journal fait cavalier seul, se montrant nettement en faveur des étudiants.

Bien que peu étonnante, cette étude livre avec une méthodologie subjective mais respectant bel et bien des standards académiques un résultat qui tombe à point, alors que les professionnels de la FPJQ s’interrogent quant à l’importance de «rester crédible dans un monde polarisé». Il fallait d’ailleurs lire la bavure de Sophie Durocher de cette semaine pour se convaincre que le défi était loin d’être relevé, comme si le fait d’être un universitaire sur un panel d’invités discréditait d’emblée toute prise de position dans le cadre d’un débat

La couverture de l’étudiant hors-conflit

Quoi qu’il en soit, les organisateurs du congrès de la FPJQ semblent avoir esquivé un élément essentiel dans l’établissement de leur questionnement. S’il ne fait plus nul doute aujourd’hui que les médias racontent des histoires (story)[1] pour expliquer toute situation politique ou sociale, l’atelier proposé par la Fédération fait fi d’un des éléments fondamentaux de l’analyse d’une trame narrative, à savoir la situation initiale. Avant que ne survienne un point de rupture, enclenchant une succession de péripéties, il y a toujours un état des choses, lequel ici pourrait correspondre à la représentation favorable ou défavorable des étudiants (tout comme du gouvernement) avant le conflit.

Dans une perspective qui sort de la grève à proprement parler, la figure de l’étudiant est avant tout une figure sociale ; elle n’est pas exclusive à ce mouvement. C’est cette figure de l’étudiant que j’ai tâché de montrer lors d’une journée de réflexion présentée à l’UQAM par Figura le 28 juin dernier.

Pour y arriver, je me suis attardé à tous les articles contenant les déclinaisons du mot «étudiant», préalablement au mouvement, au cours de l’été et de l’automne 2011. J’avais donc recensé les articles allant environ d’avril jusqu’au 19 novembre 2011, soit jusqu’au weekend suivant la première grande manifestation de l’automne, ce qui m’a permis de répertorier tout près de 900 articles traitant d’étudiants, au sens large, dont j’ai retenu 92 titres plus susceptible de définir la figure étudiante qui m’intéresse.

Je vous recopie ici les résultats peut-être impressionnistes, mais non moins le fruit d’une enquête plutôt rigoureuse.

 

Le Journal de Montréal (11/approx70)

Peu enclin à s’intéresser à la communauté étudiante, dont on doit supposer qu’elle ne constitue vraisemblablement pas une part importante du lectorat, le Journal de Montréal a eu bien peu à dire sur les étudiants au cours de cette période. Des onze articles recensés, appartenant davantage à la grande famille des faits divers, soulignons celui-ci sur la tendance à ne pas obtenir de diplôme dans les délais prévus, intitulé «étudiants pas pressés», ou cet autre où on déplore que «la dépendance de certains étudiants à leur cellulaire devient de plus en plus difficile à gérer» dans les salles de classe, ce qui constitue «une plaie» qui serait «pire que la réforme elle-même».

D’ailleurs, celle-ci serait directement en cause dans l’augmentation des troubles d’apprentissage diagnostiqués selon un autre article qui laisse indirectement entendre que tous les nouveaux étudiants sont amochés, avec une introduction soulignant que «Si les enfants de la réforme performent mieux que prévu, ils représentent tout de même un casse-tête pour les cégeps…».

À l’approche de la grande manifestation du 10 novembre, on s’intéresse à ces étudiants «peu occupés» que sont les leaders étudiants, inscrits à peu de cours, mais pas à ceux qu’ils représentent, hormis un entrefilet signé Sarah-Maude Lefèvre, où on annonce que «près de 100 000 étudiants sècheront leurs cours en vue de peut-être participer à la manifestation».

Difficile, donc, d’établir une figure de l’étudiant qui émergerait de tels propos, malgré que l’approche quelque peu triviale du Journal laisse poindre le spectre de l’étudiant enfant-gâté aux multiples trouble de comportement, modelé par une nébuleuse dont le nom dit tout : la réforme.

Le Devoir (27/300)

Au Devoir, c’est autour de la discussion entourant le manifeste «pour un Québec Éduqué», où des enseignants du collégial déploraient l’octroi de diplômes au rabais que s’est cristallisée en cette année la figure des étudiants.

Quelques commentaires cinglants ou plus nuancés s’inscrivent directement dans les pages du quotidien, ou au cœur d’articles comme celui où Lisa-Marie Gervais note le propos d’une enseignante : «Je donne la note que l’étudiant mérite, mais effectivement, ça nous arrive d’avoir de la contestation de la part des étudiants. Ils vont souvent directement à la direction et elle les écoute.»

Ce à quoi des lettres d’opinion répondent: qu’« il est clair que de critiquer les étudiants évite de remettre en question plus largement la société dans laquelle ils évoluent.», comme le souligne Xavier Brouillette, professeur de philosophie désormais lui-même une figure de la grève.

Mais la question avait déjà été cernée : les étudiants sont des cancres, ayant un fort pouvoir de protestation.

Ensuite, les détracteurs d’un potentiel mouvement étudiant se sont faits prompts à commenter, précédant toute prise de position ou analyse journalistique, comme dans cette lettre de Bruno Falardeau où l’on décrie un «manque flagrant de rigueur intellectuelle, étalant un argumentaire défaillant», ainsi que «les jeunes d’une génération à même de se payer une voiture neuve ou un téléphone intelligent, de s’exiler dans la métropole pour devenir «cool et branché», de vivre en appartement dans la même ville que leurs parents ou encore de s’envoler pour les «tout inclus».

Il fallut attendre les sorties des fédérations étudiantes universitaires et collégiale, vers la mi-août, pour que l’on parle de l’endettement étudiant, ce qui devait permettre à l’éditorial de recentrer le débat, par la voix de Marie-Andrée Chouinard pour qui cela «n’a rien d’une plainte lancinante venue d’un lobby boudant le dégel des droits de scolarité. Non. Il s’agit plutôt d’un portrait qui confirme que la hausse annoncée peut modifier la composition sociale du corps étudiant.»

Les billets, lettres, analyses et descriptions d’actualité subséquents, même ceux traitant de la grande manifestation du 10 novembre, s’intéresseront donc davantage à ce sujet central des revendications des étudiants qu’à toute autre chose.

Cela inscrit donc la figure des étudiants dans la question plus vaste du surendettement québécois, et de la détermination dont font preuve les groupes sociaux, en sorte que la figure de l’étudiant en elle-même ne peut être perçue que comme un concept un peu éthéré, qui n’a pas d’incarnation propre dans la sphère sociale.

La Presse (54/500)

On remarque dans le «Plus grand quotidien français d’Amérique», une figure de l’étudiant qui se définit d’abord et avant tout par des articles de type magazine, par nature plus insidieux, mais qui attaquent la question un peu moins de front. Ainsi, hormis une réponse éditoriale de François Cardinal au manifeste évoqué précédemment, où il ne manque pas de parler d’une génération «d’enfants-rois devenus adultes», «habitués à ce que tous se plient en quatre devant eux» auxquels l’école doit néanmoins impérativement s’adapter, c’est surtout par le biais de conseils et de la couverture scientifique que se définit l’imaginaire entourant cette figure.

Un dossier de La Presse Affaires sur «la rentrée à crédit» fait état selon les dires mêmes de la FEUQ, d’un étudiant «vulnérable» très sensibles aux tactiques marketing visant à les faire souscrire au crédit privé des institutions financières. On ne manque pas de souligner en exergue que les étudiants sont «parfois dépensiers, souvent fauchés» et «inexpérimentés face au crédit», en se demandant s’ils sont «suffisamment protégés».

Dans la même édition, un article sous la plume de Paul Durivage qui vante les mérites d’une assurance domiciliaire débute ainsi : «Ordinateur portatif, cellulaire, iPod, l’étudiant moyen de niveau postsecondaire amorce l’année scolaire avec un trousseau déjà assez important pour justifier d’inclure dans ses préparatifs la souscription d’une assurance locataire pour remplacer tous ces précieux articles en cas de vol ou de dommages.»

Plus tard, quelques études sur la consommation d’alcool et de drogues chez les étudiants sont à l’origine d’articles tous plus inquiétants les uns que les autres, bien qu’on finisse généralement par reconnaître à demi-mots en fin d’article que les étudiants québécois échappent encore à ces pratiques.

Soulignant subséquemment un «concert d’appui» aux étudiants qui s’obstinent à militer contre la hausse droits de scolarité, une longue série de produits dérivés de ces opinions déjà établies s’ensuit jusqu’à l’approche de la manifestation du 10 novembre, où la «collaborations spéciales» d’Alain Dubuc fait figure d’éditorial dans un journal qui se refuse encore à se prononcer clairement.

L’éditorialiste déguisé parle alors d’une pratique ritualisée d’opposition à la hausse des droits de scolarité, pour des « étudiants et leurs familles [qui] ont droit à une panoplie de crédits et d’avantages fiscaux». Toutefois, étant donné qu’ils l’ignorent, il importerait d’y palier selon lui par une grande campagne d’information publique. Titre du papier «Du banal pas-dans-ma-cour».

De la figure étudiante on retient donc essentiellement une panoplie de propos connotés, mais rarement commentés, généralement mobilisés afin d’introduire un papier catastrophiste sur certaines mœurs des étudiants, allant de leur incapacité à gérer leurs priorités, leur argent, leur consommation et leur temps. Quant aux prises de position plus officielles du quotidien, elles s’intéressent à l’incapacité des étudiants à déterminer la valeur objective d’un diplôme universitaire.

La tentation est forte de dire que La Presse décrit les étudiants tout simplement comme des incapables.

 

Je me réserve du temps avant de commenter plus avant ces résultats, mais qu’il suffise de dire que dans un contexte où l’on se demande si les journalistes sont crédibles, il ne s’agit sans doute pas d’interroger les textes portant spécifiquement sur la grève étudiante pour obtenir une réponse valable.

Des différents ministres qui s’attendaient à devoir un jour ou l’autre affronter les étudiants jusqu’aux vendeurs d’assurances et de tout-inclus qui ne cherchent qu’à instiller l’idée que leur produit est tout dédié aux mêmes étudiants, de nombreux acteurs ont coulé des communiqués pendant des lustres avant que n’éclate le conflit. Communiqués que les journalistes et chroniqueurs de tout acabit se contentent d’observer d’un oeil froid – et surtout pressé – avant de rédiger des torchons pour vendre ces idées ou ces produits dans leur feuillet.

Or, les valeurs et idéologies qu’on scotche à qui que ce soit, en contexte médiatique, lui collent bel et bien à la peau. La construction des identités publiques est le fruit d’un travail rigoureux de salissage (ou d’encensement) par des adversaires (ou alliés) qui ont une totale mainmise sur le contenu rédactionnel de nos journaux; que des journalistes, l’air de ne pas y toucher, se demandent s’ils ont été crédibles dans la couverture d’un conflit est à la limite de l’incompétence.

C’est en amont, en décelant cet effort de diabolisation de l’adversaire qu’ils auraient pu se montrer crédibles.

[1] Voir à cet effet, en français, l’essai de Christian Salmon, Storytelling.

De la télépathie?

Toujours en quête d’une connectivité améliorée qui nous ferait passer d’ Internet — qui constitue possiblement l’apogée en matière d’interconnectivité entre machines – à quelque chose comme humanet, un système d’interconnectivité axé sur l’humain.

Les plus récents avancements technologiques – qu’on semble associer à la miniaturisation, vraisemblablement parce que ça nous arrange de le voir ainsi, davantage que de reconnaître la volonté d’être soi-même relié. Twitter, Facebook, et tous les réseaux sociaux modernes ont pourtant des fonctions qui permettent une mise à jour en temps réel, sur le réseau, à partir d’appareils portables. Autrement dit, nous sommes reliés, mais il demeure un intermédiaire.

Cependant, nous sommes scientifiquement capables de capter les influx nerveux. Certains appareillages orthopédiques tirent profit de cette capacité en effectuant des mouvements « par la seule force de la pensée ». Si cela fait demander à certains quelle est la part d’humanité qui demeure dans ces circonstances (Une personne amputée disposant de prothèses est-elle à 73 % humaine si l’on sait que les organes du corps humain ont une mémoire qui fait partie, sinon de la conscience, à tout le moins de l’inconscient.?!), nous y voyons plutôt une ouverture. An open port.

Le cerveau est un des éléments du système nerveux central. Il émet de ces influx, aussi bien que les terminaisons nerveuses d’un moignon de bras.

Il est donc possible d’envisager une technologie de télépathie, qui tirerait profit de cette émission d’influx, la capterait. Ne reste plus qu’à savoir encoder cela ; la transmission fonctionne déjà. À l’autre extrémité du canal, quelque forme de retransmetteur qui saurait induire la charge appropriée, l’influx, pour que le message se rende. Ainsi, le client, pour parler en termes de réseautage, recevrait l’information émise du serveur.

La majorité des réseaux ont fait leurs débuts en méthode « post », c’est-à-dire que le serveur envoie l’information, généralement en continu, et le client ne retient que ce qui lui est utile. Ainsi fonctionnaient jadis les systèmes de transmission des grands réseaux d’information, principalement parce que la technologie duplex (information échangée dans les deux sens) était difficile à mettre en fonction. CNN, par exemple, émettait sur une fréquence imperceptible à l’écran de son signal satellite tout ce qui passait par sa salle des nouvelles : manchettes, résultats sportifs, cotes boursières, etc. Nous avions chez nous un décodeur qui transmettait le signal télévisuel dans les câbles coaxiaux de la maison, et un signal numérique via un cable RS 232 (l’ancêtre du USB) jusqu’à l’ordinateur. Un logiciel filtrait toute cette information et ne retenait que ce qui était pertinent, générant des fichiers (outputs) régulièrement comme s’il s’agissait d’une page web. (Mais une très très vieille page web!!)

Puis, la conception du réseau se perfectionnant, est apparue ma méthode « get », qui permettait via un modem téléphonique d’envoyer au serveur de CNN l’information que NOUS voulions, et qui nous était ensuite retransmise par satellite, ultra rapidement. Plutôt que d’avoir un flot d’information inutile, à trier et qui engorgeait nos disques durs (de 100 mb à l’époque, soit l’équivalent de quinze MP3 de trois ou quatre minutes), tout était ciblé. C’est encore cette méthode qu’utilisent les FAI (fournisseurs d’accès Internet) dans les régions qui ne sont pas desservies par la câblodistribution.

De la même manière, notre système de transmission d’information nerveuse commencerait probablement par n’exister que sous la forme « post », et sans doute l’induction dans le cerveau du récepteur posera encore problème pour quelques années. Cependant, les technologies des télécommunications sont sans aucun doute assez avancées pour soutenir la méthode « get » pour de tels transferts ; du moment que l’on pourra induire l’information au cerveau, la télépathie SERA possible.

Cela dit, tout encodage numérique est nécessairement restrictif, contraignant. Tout ce qui fait passer l’énergie d’une forme à une autre – qu’on nomme transducer provoque une perte de signal. C’est pourquoi, avant l’avènement du numérique, on tâchait de réduire la longueur des chaines de transmission du signal. Avez-vous déjà fait un appel téléphonique de Windigo (Qc) à Paris (Fr) ? Radio à antenne, antenne à retransmetteur à autre antenne à récepteur-opérateur qui compose pour vous le numéro de téléphone, puis ça part chez Bell, jusqu’à la côte Est, câblage sous-marin (ok, satellite, maintenant!), France télécom, etc. Entre votre « bonjour » et la réponse, il peut facilement se perdre de 15 à 20 secondes.

Les transducers sont donc à éviter comme la peste. La bonne nouvelle, c’est que dans le monde numérique, l’information ne change pas de forme d’énergie. Elle reste en zéros et uns, et on peut récupérer l’information perdue, s’il y en a. Le seul problème qu’il subsiste, c’est que le passage de l’analogique au numérique (l’inverse pose moins problème) occasionne une perte : nécessairement, l’encodage écarte une partie des données, à moins de les reconstituer. Exemple : vous dessinez un rond sur une feuille de papier, que vous numérisez. En apparence, le rond numérisé tel qu’il apparaît à l’écran est le même que celui que vous avez dessiné. Or, si vous utilisez l’outil loupe sur votre logiciel d’imagerie et que vous faites un zoom 400x, vous commencerez à voir apparaître les pixels de votre cercle ; lesquels pixels n’existent évidemment pas si vous regardez votre feuille de papier au microscope 400x. Plutôt vous verrez un peu de la fibre du papier, sans doute, qui n’apparaît pas à l’écran. Ça aussi, c’est un transducer.

Cela est inévitable, à moins de vectoriser votre cercle, dans le logiciel d’imagerie. Alors, le logiciel tentera, au mieux et selon les zones d’ombre de votre trait circulaire, de recréer le plus fidèlement possible le dessin qu’on lui donne à analyser. Et vous pourrez zoomer, zoomer et zoomer encore, vous ne verrez plus que le trait. Jamais de pixels. Au lieu de retenir qu’il y a un carré (pixel) blanc, puis un gris, puis un noir, puis un gris, puis un blanc, et sur la ligne suivante un blanc, un gris, etc… (ce qui est une cartographie de l’image numérisée, en fait, tous les .JPG ; .GIF; .BMP fonctionnent ainsi), votre logiciel retiendra que vous avez tracé un cercle de 0,4 m. à partir du point 304.299 vers la gauche à 40°, diamètre 20 cm, puis que vous avez dévié (vous ne tracez pas les cercles parfaitement) à 40.009°, diamètre 30 cm, avec un force plus intense (donc plus foncé)… etc. Plutôt que le résultat, l’ordinateur déduit de votre dessin la démarche.

C’est la même chose exactement qui procède lorsque vous utilisez le format musical MIDI. Ça sonne « can », mais ça ne peut pas distortionner. Sauf si vous l’imposez. L’erreur n’est plus possible, absolument plus possible (sauf, en ce qui a trait au rythme, si vous faites rouler tous vos logiciels en même temps et que le processeur de l’ordinateur ne fournit plus).

Selon toute vraisemblance, donc, le cercle vectorisé de tantôt sera un peu plus près de la perfection que celui que vous avez tracé. Ça constitue encore un problème, peut-être. La vectorisation peut avoir de la difficulté à générer des erreurs, alors que vous, vous y êtes experts.

Si notre transducer neuronal parvient à vectoriser ce qu’il capte, nous nous rapprochons d’une télépathie parfaite.

Nous continuerions de faire des erreurs, mais l’exprimerions parfaitement. À moins de penser tout croche ?!?!

Tecnologia traditore

Deux de mes récentes publications portaient sur le passage de l’écrit manuscrit à l’écrit électronique. Je n’aurais évidemment pas la prétention d’affirmer que ma petite expérience puisse mettre en rapport ces deux modes de mise en texte. D’abord le premier des deux ne pouvait être reconnu comme texte que sous l’acception la plus large, conséquemment la moins spécifique. En effet, les images numérisées de mon carnet de notes n’étaient que cela : une représentation graphique plutôt fidèle de notes, c’est à dire des mots, des phrases, mais qui ne présentaient pas l’intrication des divers propos nécessaires à en faire un véritable texte, un tissu d’assertions interreliées formant un tout solide et complet. Je dis « plutôt fidèle », parce que j’ai aménagé mes notes avant de les numériser, d’une part, et parce que le passage du réel concret au réel numérique implique nécessairement un décalage.

Par ailleurs, la publication subséquente, pour laquelle j’admettrais plus aisément la qualité de texte, n’était pas une fidèle traduction de mes notes. La part de fiction qui s’y trouvait visait à donner sens au propos en le contextualisant. Les exemples que j’y convoquais en appelaient davantage à l’effet de réel qu’à la réalité concrète qui est la mienne. Non, vous n’avez pas lu mes confessions. J’aime bien René.

Plaçons ici une parenthèse. Le rapport au carnet, celui qui me tombe des mains souvent lorsque je le relis — non qu’il soit si ennuyeux, mais plutôt qu’il tombe en pièces, ma maîtrise des techniques de reliage étant plutôt sommaire — est fort différent du rapport au clavier. Le toucher. La longueur. La douleur qui m’envahit les métacarpes lorsque je tiens le crayon — je ne sais le tenir que trop fort — ne trouve aucun équivalent au clavier, même dans mes plus frénétiques séances de binarisation d’idées.

Ne serait-ce que pour cette raison, mes écrits manuscrits sont toujours plus sommaires, plus elliptiques. Je les sais toutefois plus sincères. L’effort physique que requiert la mise en texte manuscrite m’incite à faire économie des propos mensongers ou des digressions.

Qui plus est, l’écriture manuscrite me permet de biffer, de raturer, d’annoter. Pas de déplacer, de supprimer (une fois pour toutes cette idée stupide), de remplacer (ou d’intégrer, si je décidais subséquemment de revoir cette phrase et d’y supprimer la parenthèse, considérant que la formulation serait moins gauche si tout se tenait en une phrase succincte). En fait, ni l’une ni l’autre des formes d’écriture n’empêche complètement ou ne permet magiquement aucune de ces actions relatives au texte. Certaines seulement sont facilitées par la rédaction électronique, tandis que d’autres ont des conséquences différentes sur notre rapport au produit final. Admettra-t-on que le texte manuscrit nous semble plus engageant? Que, de par le temps supplémentaire qu’il faut investir pour former les lettres sur le papier (aiguiser le crayon, tourner la page, …), le propos s’en trouve modifié?

Ce ne sont que quelques évidences que je ressasse afin de rappeler aux plus technologiques d’entre nous que les conditions dans lesquelles nous écrivons exercent sur notre propos une influence remarquable, à laquelle nous préférons généralement ne pas réfléchir. Est-ce qu’inconsciemment, notre style rédactionnel se trouverait modifié par le simple fait que certaines lettres sont moins accessibles sur le clavier, ou plus difficiles à former à l’écrit? Nous connaissons tous les prédispositions de l’humain pour la paresse. Utilise-t-on plus souvent les phrases passives à l’écrit électronique, du simple fait que — inconsciemment toujours — l’action nous parait un peu plus virtuelle?

Refermons cette parenthèse. Informée de la courte digression, la question de la traduction suivrait-elle une nouvelle tangente? Il ne s’agirait plus de ne reconnaître le passage d’une forme d’écrit à une autre que comme génératrice de sens, voire de réel, mais d’y voir les conditions de ce passage comme un élément définitoire de cette technologie…

L’idée a certainement déjà été discutée, mais m’est apparue incontournable lors d’une conférence de Serguei Tchougounnikov présentée à l’Université Concordia au cours du mois d’octobre : la traduction est créatrice de sens. En substance, monsieur Tchougounnikov y discutait la teneur des théories du formalisme Russe et du cercle de Bakhtine, telle que modifiée par les traductions qu’en ont effectuées Todorov et Kristeva.

En effet, de nombreuses marques relevant du contexte épistémologique immédiat de ces deux courants de la pensée sont restés inaperçues ou effacées dans les traductions occidentales de ces textes, ce qui a naturellement influencé leur réception en Occident. L’ignorance du contexte et de la généalogie de ces courants a donné lieu à de nombreux malentendus et a fait surgir des images conceptuelles souvent trop éloignées de leurs originaux. C’est ainsi que la généalogie psychologique du formalisme russe, qui remonte à la psychologie allemande du XIXème siècle, est restée jusqu’à ces derniers temps méconnue en Occident où le courant formaliste a été introduit comme radicalement  » anti-psychologique « .

Si Tchougounnikov insiste surtout sur la perte d’une nécessaire contextualisation à la théorie, notamment par le vocabulaire employé, lequel serait connoté assez fortement pour en induire la généalogie, nous sommes tentés de voir en tout cela une altération créatrice, au même sens que l’on peut estimer créatrice l’imparfaite réplication génétique ayant cours chez les espèces vivantes. Ainsi serait née, par les voies technologiques de la traduction (lire : réplication), une nouvelle théorie formaliste (non-)Russe. Le sens accordé à cette théorie telle que traduite étant fort différent du sens original, elle a donné lieu à des continuations et des contre-réactions radicales, lesquelles se disséminent toutes deux dans la quasi majorité des courants d’études subséquents. En sorte que l’on puisse avancer que la traduction qui excluait le contexte de production a « évolué » au sens darwinien jusqu’à nos jours.

Si l’on transfère cette idée vers le phénomène de la réécriture, on en vient à voir les multiples états d’un discours (imaginé, oral, manuscrit, typographié, …) comme différentes phases d’évolution d’une même pensée, se perfectionnant — s’adaptant au nouveau contexte.

En apparence anodine, cette idée peut être de grande conséquence pour le présent siècle. En effet, la majorité des textes qui existent ne proposent que deux ou trois états. Nous disposons bien de manuscrits, brouillons et avant-textes pour quelques classiques de nos littératures, mais ces états sont clos, et désormais inféconds ; ils ne produisent plus de nouveaux sens dans le monde actuel. S’ils le font, c’est par un placage du texte sur un nouveau contexte, ou par la projection du lecteur. Encore faut-il, d’ailleurs, que le lecteur moderne retourne au texte, sous une forme le plus souvent inadaptée aux jours actuels et à venir ; le livre ou la numérisation telle-quelle du livre.

Un avenir pour les traducteurs pourrait donc être de faire passer le texte, non pas d’une langue vivante à une autre langue vivante, mais d’un état de texte à un autre, c’est-à-dire de la page-papier à la page-écran. Il ne s’agit pas d’entrer le texte à l’écran, ce qui serait une improductive sottise, mais de réellement traduire le texte, de l’adapter au nouveau mode de distribution, ainsi que le scénariste le ferait au cinéma.

Ainsi les textes (leur discours?) pourraient continuer de vivre, tout en étant assurément productifs. Autrement, nous pourrions craindre leur perte, leur disparition, leur inadéquation au monde. L’Histoire elle-même, relativement inadaptée en marge de Wikipédia, risque de se perdre si elle n’est pas traduite…

Il m’importe de clore sur une note positive. Nos esprits cyniques et souvent prompts à la critique unilatérale verraient aisément ici une nouvelle tâche imposée par l’avènement de l’ère numérique, ou pire, une nouvelle perte découlant de l’accélération sans fin et de la numérisation de nos environnements. J’y vois plutôt une occasion remarquable de traduire l’Histoire, en son sens le plus inclusif, en une langue moderne : une qui soit appropriée à notre contexte. Une réécriture brouillonne de l’Histoire est le plus grand danger que nous courons — auquel nous n’échapperons probablement pas, de toute manière, si la tâche n’est pas intelligemment orchestrée — cependant que sa traduction pourrait être une merveilleuse occasion de la revisiter et de mieux formaliser l’évolution passée, celle à venir.

Matt and Dery-Obin

Ceci est un message de pré-embarquement.

Je vous avais annoncé dans l’article «Ridley et Tanya» que je menais une petite expérience. Vous alliez en être les cobayes, fallait-il le mentionner, et être informés rapidement de la teneur de l’expérience, dont le présent texte constitue la suite. Ceux parmi vous qui n’ont pas lu «Ridley et Tanya» sont priés de se présenter immédiatement à la porte numéro douze. Les passagers à destination de l’explication, votre départ a été reporté à la fin de ce texte.

Six heures treize. J’ouvre un œil et le cadran de la mini-chaîne m’accorde deux minutes de répit avant de déclencher tout le processus, fort complexe mais extrêmement rapide, qui fera René Homier-Roy me crier qu’il est six heures quinze et qu’à la circulation, Yves, il y en a qui sont un peu gelés, ce matin… Ça m’essouffle déjà.

Il fait bleu, dehors, comme un matin de Noël quand le réveillon a trop duré. C’est octobre, j’ai déjà froid, mais il n’a pas encore neigé. « Heureusement ! », me dis-je, en ouvrant le second œil. Je lève un bras vers la télécommande qui me permettra de faire taire le René Homier-Roy claironnant que Catherine est doooonnc channnnceuuuuuse d’avoir vu hier les Trois Accords, dont, il s’en confesse, il ne pourrait plus se passer depuis qu’il… enfin ! Le faire taire, avant même six heures quinze… Vous comprenez, tout ça, c’est… mécanique. Je lève un bras vers la télécommande et constate que je suis tout courbaturé, bordel, encore, faut vraiment que je change ma paillasse.

Il n’a toujours pas neigé et je me demande, mais quand donc ai-je pelleté la dernière fois ; il me semble… même si je sais que cela n’est pas possible… il me semble que c’était au cours de la dernière semaine. Peut-être hier ? (« Six heures quinze, et, Yves, à la circulation, la journée s’annonce déjà difficile… » Merde !)

Café, douche, toasts, clope, macbook, courriels, Word.

J’émerge, un peu trop lentement, du rêve, devant la page virtuelle qui se brouille sous mes yeux. Et j’ai mal au bras, sans blague, et autour des omoplates. Je me dis que j’ai bien dû rêver à la pelle, parce que plus je m’éveille – c’est un continuum, pas une action terminable – plus je me rends à l’évidence (c’est aussi un continuum) : il n’a pas neigé depuis des mois et je n’ai plus de terrain depuis, à quelques semaines près, la même époque. De toute façon, le plateau est un pays où la neige ne s’accumule pas.

J’ai donc dû forcer du côté du rêve.

* * *

Dans un chapitre de The Agile Gene[1], Matt Ridley expose le concept de neurones-miroirs, tel que découvert en 1991 par Giacomo Rizzolati. En essence, la découverte est que certains neurones « moteurs », en l’occurrence ceux qui s’activent lors d’un mouvement, répondent similairement lorsqu’ils perçoivent ce même mouvement chez un autre individu. D’où l’idée de miroir.

[Insérez ici l’article que j’écrirai la semaine prochaine sur le rapport entre ce que nous pouvons expérimenter et ce que nous sommes incapables d’imaginer]

QUOTE : Recently, Rizzolati’s team has discovered a still stranger neuron, which fires not only when a certain motion is enacted and observed but also when the same action is heard. […] This is remarkably close to finding the neuronal manifestation of a mental représentation : the noun phrase « breaking peanuts ».

Toute la rhétorique de Ridley vise à trouver une explication à l’évolution particulière qu’a subie l’humain au cours du temps, pour en arriver à ce qu’il est aujourd’hui, c’est-à-dire une bestiole capable de considérations, et plus spécifiquement diront les cyniques, de se considérer comme une espèce supérieure à toutes les autres.

Quoi qu’il en soit, les découvertes successives de l’équipe de Rizzolati nous entrainent vers une idée qui me semble particulièrement intéressante : notre cerveau pourrait ne pas distinguer entre l’expérience découlant de perceptions sensorielles directes et l’expérience découlant de la lecture.

Nous savions déjà (ou presque) grâce aux recherche en science cognitive et à tout le courant constructiviste que la lecture est loin d’être un phénomène passif. Or ce que ces nouvelles recherches nous emmènent à penser, c’est que l’apprentissage de l’humain ne se ferait pas sur la base d’une reconstruction et organisation « cérébrale » (disons !) de ce qui est lu, notamment, mais serait plus radicalement fondée sur l’expérience de ce qui est écrit et lu.

En fait, on concevait jusqu’ici l’apprentissage par la lecture comme suit : une première étape s’occupait de la perception, ou la lecture proprement dit, tandis qu’une seconde était plutôt axée sur l’organisation des idées reçues et décodées par la lecture. Plus concrètement, les yeux perçoivent d’abord des taches, lesquelles sont décodées et reconnues comme des lettres ou directement comme des mots selon l’expertise du lecteur, puis le résultat est inséré dans une séquence (la « phrase »). Ensuite, les concepts qui émergent de cette phrase sont organisés dans l’esprit pour éventuellement être retenus, écartés volontairement ou oubliés… et parfois tout simplement incompris.

Évidemment, cette division en étape n’est qu’un modèle nous aidant à comprendre le phénomène ; on sait très bien que toute cette séquence est en fait récursive et qu’il y a de constants retours en arrière, pour redécoder à la lumière de ce qui vient d’être lu et réaménager ce qui vient d’être reconstruit, et c’est sans compter les nombreuses fois où l’application quitte inopinément…

Le petit détour pseudo-théorique n’est pas inutile ici. Les découvertes de Rizzolati et al. nous intéressent dans la mesure où elles suggèrent d’insérer une étape entre les deux déjà énoncées : l’expérience (la recréation du geste). Si les neurones-miroirs sont capables de réagir à la vue d’un geste, comme si ce geste était effectué par soi-même, si encore ils réagissent à la stimulation auditive de la même façon, il n’y a qu’un pas, mentionne Ridley, à dire qu’ils réagissent pareillement à la lecture d’un geste. Entre le décodage et la reconstruction, on vivrait ce que l’on lit.

Fait intéressant à cet égard, l’aire de Broca, zone du cerveau bien connue pour la réalisation de la parole, serait aussi responsable de la perception du geste. (De quoi confirmer tout le champ de la pragmatique en linguistique, ma parole !) Là où le fil se rompt – du moins en apparence – c’est que l’aire de Broca n’est selon toute vraisemblance pas responsable de la perception du langage écrit, qui serait plutôt le fait de l’aire de Wernicke. Il ne faut toutefois pas minimiser les interrelations entre ces deux parties du cerveau et l’idée d’un amoindrissement de la distance entre geste et lecture n’est pas aussi farfelue qu’il n’y paraît, bien que geste et parole soient plus singulièrement liés.

Comme corollaire de cette proximité geste—parole, soumettons l’idée d’une « recréation » facilitée des phrases verbales actives par rapport aux phrases passives, averbales ou purement nominales (Il n’y aurait donc pas que dans la syntaxe que le verbe précède l’objet!). Ceci donnerait une explication à la propension des lecteurs novices à comprendre plus facilement ce type de phrase, et des scripteurs novices à les privilégier.

* * *

Pas étonnant, donc, que le Yves-à-la-circulation m’épuise avec ses embouteillages ; c’est comme si j’y étais. Ce qu’il me dit, je fais davantage que me l’imaginer, je le vis. Tant pis si je n’ai pas touché du volant depuis 6 ans, le concept n’est tout de même pas « plus grand que moi » puisque je l’ai déjà vécu.

À quatorze heures trente-deux, je me dis plutôt ceci : pas étonnant, donc, que j’aie mal partout. Aussi vrai que j’étais congestionné de la vingt de ce matin, j’ai vécu l’expérience de la pelle la nuit dernière (et pas celle qu’on roule) !

Après tout, pourquoi pas ? Si les neurones-miroirs sont capables de recréer l’activité perçue visuellement, auditivement, voire celle perçue via la lettre, si l’on sait rêver en paroles et en gestes, il ne serait pas si surprenant d’apprendre que lors du rêve soient mobilisés les neurones correspondant aux actions auxquelles on rêve.

Si tel devait être le cas, mes courbatures ne trouveraient sans doute pas d’autre explication que ma paillasse ramollie et ma forme physique très discutable, mais peut-être cela nous donnerait-il une piste de réponse à l’assertion de Tanya, est humain qui est reconnu comme tel.

Je veux bien accepter que dans la sphère sociale, cela puisse être avéré, mais ce ne serait que d’un point de vue sociologique, précisément. Que par la perception l’on reconnaisse  l’Autre comme étant un frère humain ne me pose aucun problème. Comme le souligne bien Dawkin dans cette vidéo proposée par Sébastien Stravinidis, nos perceptions de la réalité sont modulées à hauteur de ce dont nous avons besoin pour y évoluer. Or si je suis en mesure de percevoir en CP03 une part d’humanité, c’est pour autant que je puisse interagir avec lui, à la hauteur des interactions qui sont les nôtres.

Cela étant, je préfère croire pour moi-même en une forme d’humanité plus intrinsèque : ma capacité à conjuguer le langage et le rêve, c’est-à-dire à mettre en mots une réalité virtuelle en ce qu’elle n’existe qu’en moi, et inversement à expérimenter une réalité qui n’existe qu’en mots. Cette imbrication du langage et du rêve semble en effet n’être possible que chez l’humain, via des neurones-miroirs que l’on croit jusqu’ici bel et bien interconnectés.

Est donc humain qui peut expliciter le fantasme, qu’il soit rêve éveillé ou endormi; est donc humain qui expérimente le sommeil paradoxal.

À dix-huit heures trente huit, alors que je ne peux me remémorer précisément le rêve de la pelle, je me dis que cela est attristant, car les rêves m’échappent de plus en plus fréquemment. Est-ce faute de les expérimenter ? Est-ce parce que René s’exprime trop fort dans mes oreilles, toujours trop tôt ?

Est-ce que je me déshumanise ? Je résisterai à la question en continuant de vous écrire, comme on parle toujours trop vite tout en ne disant rien quand est venu le temps de dire à Florence que c’est terminé.

Lors d’un prochain texte, la question de la traduction comme technologie génératrice de nouveauté. En attendant ce nouvel effort, où il se pourrait bien que soit considéré comme traduction le fait de passer des notes de calepin à texte suivi, je vous invite à commenter la différence que vous percevez entre le présent texte et Tanya et Ridley.


[1] Ridley, M. (2004). The Agile Gene: How Nature Turns on Nurture.  New York : Harper Perennial, 254 p.

 

et

Ridley, M. (2003). Nature Via Nurture: Genes, Experience, and What Makes us Human.  New York : Harper Collins, 336 p.

Au temps en emporte le pécune.

Ce serait une présomption douteuse que d’envisager cette conscience de la mécanique temporelle chez les gens d’affaire. Néanmoins, tous les paranoïaques savent bien que les présomptions les plus douteuses sont toujours les plus vraies.

Je fumais une cigarette sur le balcon du bureau tout en réfléchissant à ma productivité de la journée. Je me disais que le patron aurait bien de quoi se plaindre du fait que je dilapidais son argent en sortant fumer une fois l’heure pour cause de stress – comme si ça allait me calmer.

Puis j’ai été pris de panique. Le travail n’est pas le seul lieu où je consume les ressources. Où je brûle mon temps à petit feu. Ça m’a fait penser à mon mensonge de la dernière fois ; que j’allais vous parler de technologie et rapport au temps. Ou l’inverse. Quelle perte de temps!

Si l’on prend pour du cash le vieil adage de Franklin voulant que le temps soit de l’argent, je suis sacrément pauvre. Parce que du temps, je n’en trouve plus. Quelque part, là, entre un livre à lire, un à écrire et un à shipper UPS ground, une ou deux minutes, peut-être.

Qu’importe mes considérations « temporelles », élevons-nous vers de plus édifiants propos : le temps, c’est de l’argent. Ce que Franklin voulait dire est simple : « si en travaillant dix heures tu gagnes dix shillings, en ne travaillant que cinq heures, tu n’en gagneras bien que cinq. » Logique, me direz-vous ; tout notre système économique est basé là-dessus : move your body, earn money[1].

Mais si vous vous souvenez de la perspective de la relativité restreinte dont je vous ai parlé récemment, plus on bouge, moins on vieillit. Et si on vieillit moins, c’est que moins de temps a passé. En fait, c’est plutôt que comme votre vitesse de croisière personnelle se rapprochait de la vitesse maximale atteignable dans l’univers, la loi des proportions vous impose d’avoir eu, en fait, moins de « temps ». Et cela se passe pendant que le reste du monde continue de vieillir, c’est-à-dire de rentabiliser son temps, en en faisant de l’argent. Bordel, direz-vous, on se fait berner!

Oui. Le seul moyen d’éviter cela, c’est au contraire d’hiberner! De laisser les mécanismes travailler pour nous ; deux choix s’offriront alors. Soit vous privilégiez la machine pure (avec ses leviers et ses circuits imprimés), qui travaillera en votre lieu et place pendant que vous vous la coulez douce à vieillir à vitesse constante, tout en vous assurant richesse ; soit vous choisissez les mécanismes économiques en place pour effectuer des placements boursiers qui, si vous avez un peu de veine, croitront du fait que d’autres travaillent, et vieillissent, pendant que vous, vous continuez de vous la couler douce, immobiles au bord de la mer. Le choix n’est pas particulièrement difficile, parce qu’on s’en fout. L’important, c’est d’être immobile !

Ce serait une présomption douteuse que d’envisager cette conscience de la mécanique temporelle chez les gens d’affaire. Néanmoins, tous les paranoïaques savent bien que les présomptions les plus douteuses sont toujours les plus vraies, que les complots les plus farfelus sont les plus probables. Quoi qu’il en soit de cette conscience, les détenteurs d’actifs sont gagnants. (Pousserait-on l’audace jusqu’à dire qu’ils le sont davantage s’ils en sont inconscients, s’étant moins agité les neurones?). Et vous êtes perdants.

Dans une perspective un peu plus créatrice, remarquons que le temps machine est gagnant sur tous les points. Qu’importe la vitesse à laquelle une machine ou un mécanisme opère, son absence de finitude (parce que la guérison lui est plus facile qu’à nous ; remplacez donc une main plutôt qu’une cartouche d’encre, vous!) la garde jeune, et son activation nous fait vieillir, relativement à elle. Machine : 2 ; humain : 0.

Il y a donc plus d’un avantage à la maîtrise du téléchargement de l’individu (ce que vous appellerez sa conscience, mettons) dans un processeur. D’abord, ça vous assure la pérennité, ensuite, vous verrez – si tant est que vous ayez la perception-cartridge – les gens autour de vous vieillir plus rapidement, pour peu que vous vous activiez l’octet.

Maintenant, considérons ensemble quelle influence sur la création artistique peut avoir cette éternelle jeunesse de celui qui s’active. Il va de soi que ça bousille, et les justes eux-mêmes en seront offensés, toutes les conceptions du mercantilisme jusqu’ici énoncées. Évidemment, ça continuera d’assurer la pauvreté aux artistes les plus travaillants. Mais du reste?

(Qu’en) pensez-vous?


[1] … ou dans son équivalent plus peuple, « Move your ass and make some cash » .