Salade d’avocat

Il s’émeut des crocodiles
Dans l’entrejambe de la cadette
Les manèges virevoltent
Partout sur le siècle passé

Dehors, y’a l’été qui s’ignore
Y’a le solstice qui doute de lui
La fontaine pleine de bulles de savon
Ton sac de billes contre mon baggie.

On croquera des oranges
Pour en voir le jus qui dégouline
Le long de nos arabesques
Sur le jeu de marelle effacé

J’ai croqué la décence
Dans les recoins de ta méfiance
Pendant que tu filais les billes
À l’amant fêtard

Je quitterai cet endroit
Je le délaisserai comme toi au matin
La gueule entre les pattes
La lueur de l’aurore en jaquette
Les doigts tranchés à la mandoline
De fines lanières
D’inexistence
Exsangue.

J’ai jamais jamais

Jamais vu autant de matins que depuis toi
jamais bu autant d’aubes, ni en autant de formats.
Je les ai alignées en shots sur le rebord du lit,
en pintes sur les comptoirs souillés d’existence,
en highballs au creux d’autres poitrines,
des lignes tracées dans la neige comme des râtures sur les lendemains,
en joints sur les ruptures du plâtre

Jamais vu le soleil se lever si souvent pour l’envoyer paître
dans les champs autour de l’île,
jamais tant attendu le bleu du froid, en cristaux et vents fous
La perle des Antilles entre les doigts et le soleil métal collé
Désinvolte conduite sur les plaines dans les broussailles
Où les oasis ne mentent même plus

Jamais les heures ne se sont comptées autant à noirceur que depuis toi
Jamais ignoré le jour autant que derrière ces rideaux tirés
Ils sont argent, ils sont gris et luisants, comme ces regards dans le vin
Comme ces joies tirées des matins lents
Des temps-têtes et des cigarettes qui mettent le feu aux lits
Jamais cherché pour ne rien trouver,
dans les bottes, le foin
les tourments
les conserves de betteraves
Encore du vin,
Les sirènes
Qu’appellent

qu’appellent

Jamais autant vu de matins que depuis toi
Jamais dérobé tant d’heures à la vie que depuis qu’elle s’est enfuie
Qu’elle s’est coulée dans le linoléum
Et la mirta

Dormante
Paisible
Morte.

Le dix au soir.

Je pensais sensiblement la même chose que toi. Discours forts, encourageants, qui témoignaient entre autres du passage de la lutte à une nouvelle étape. D’une extension-réduction de la lutte. Extension, parce qu’elle s’étend à d’autres groupes. La sensibilité s’est propagée comme les vagues concentriques par-dessus les berges atteignent parfois les chaumières.

Réduction parce que, ce faisant, les vagues n’en sont plus de 10 mètres, ou n’en paraissent plus tant. Les propos ce soir-là, paternalistes comme ceux d’un Champagne, nostalgiques, déjà, comme ceux d’un Nadeau-Dubois, ou révoltés comme ceux d’un Cyr, par leur multitude encourageaient à la poursuite. À l’épanouissement dans la diversité.

Comme le pain qui quitte le ciboire, la lutte devient des millions de petites particules qui habitent maintenant nos cellules. La lutte participe désormais de quelques entités qui lui sont extérieures. Elle est récupéré à même de nouveaux organismes. Elle sera humaine, elle sera parasitée, elle sera chiée s’il le faut, mais elle sera.

Cela ne fait plus de doute.

Cela pourtant n’était qu’un repas. Cette soirée était comme le toast final, le moment où l’on trinque une dernière fois parce qu’on s’est déjà dit «ouin, j’vais y aller, moi…
– Ouaip! moi aussi… Fatigué, là.
– On se revoit bientôt, ok? Je trouverais ça plate qu’on mette encore 40 ans avant de se voir…»

Et pleins de bons sentiments, forts de nos discussions, du repas que nous avons partagé, dont les molécules désormais feraient partie de nos deux corps, deux cent mille corps, nous irions nous coucher, lovés dans un confort à demi, mais surtout confortés d’avoir un moment pensé et goûté ensemble un seul plaisir.

C’était bon, Marianne. P’t-être ben qu’ça l’était trop.

Trop pour être agréable tous les jours comme ça. Soit on va s’habituer, soit on va en faire un moment détaché du reste de la vie. Est-ce qu’on l’a pas déjà fait?

La soirée c’était ça. Tchin! J’pense que j’ai fêlé mon verre. J’m’excuse, j’suis fatigué, j’évalue mal la force de mes mouvements. Temps que j’aille dormir, qu’on disait? Ouais. J’te fais la bise, la prochaine fois on déjeunera, peut-être? Ça nous permettra de passer la journée ensemble, peut-être…

Pis une fois au lit, deux corps, deux cent mille corps lourds, se disent que demain, c’est trop tôt, mais la semaine prochaine…? Pis on sait ben qu’on va toujours passer tout droit pour aller déjeuner. On est tellement bien dans son lit, Marianne.

Pis au fond, c’est un peu là qu’on fait la révolution, hein! Haha! Quand on y pense… Tu te souviens du Roi Lion? The Circle of Life. Y’a pas de plus précise révolution que ça. La vie est une éternelle copulation.

Mais c’est pas parce qu’on jouit que c’est vraiment l’fun.

Mais bof. C’pas déplaisant non plus.

C’est un peu tout ça qu’elle me disait, cette soirée.

C’confus.

Comment va ton bordel, toi?

Franchir un pont-levis

« Le regard suspendu sur tes châteaux d’Espagne je ne contemple plus que la tourelle éloignée où gît la menace que j’escrimais les yeux voilés dans ta grande salle de bal sous le grand lustre de la voûte où tu protèges ton désir des intrus malfaiteurs qui passés le pont-levis n’ont plus d’yeux de mains de richesses et d’armes que pour te blesser.

Je n’ai même plus la force de dire combien douce est cette vulnérabilité soudaine où je me suis plongé, fontaine aigre-douce et monument à ton effigie, l’eau tiède me fait l’effet d’un baptême de beauté et d’un châtiment de présomption, les cendres qui s’y baignent me rappellent nos amours mortes et consumées.

Je n’ai plus de mots, je n’ai plus d’images, je meurs un peu trop, toujours. Je ne veux pas mourir, je veux vivre, je veux transplanter des coeurs pour en reboiser l’Abitibi qui cerne ton domaine, (j’en ai marre de la coupe à blanc), je veux construire une mosquée, une église, un panthéon à ton nom, adjacente à ta chambre pour que tu me laisses y tenir la chaire je veux te prendre pour idole, je me veux coupable d’un péché capital, je te veux ma capitale, mon pays, ma chambre, je réside en toi, je te veux mon espace vital, mon air, mon sang, puis ma chair, je te veux moi, me veux toi, je te cannibalise, tu me vampirises, je te parasite, tu me solutionnes. Je te plus, tu me multiplies, extrapolons-nous sur une page blanche que nous déplierons, déploierons cerf-volant parachute surprenons-nous de l’ouverture, du souffle pernicieux du sol qui s’agite sous nos têtes. »

Extrait d’un brouillon du 12 octobre 2009. Rien ne se perd…

Les chemins de guerre battue

On la savait fragile, cassante, mais on ne l’avait pas crue de verre ; on ne l’avait pas soupçonnée de fin verre friable, verre-de-grisée. Fallait la voir de douce brise onduler, de douceur obtempérer, de volonté acariâtre adopter le leurre méprisé de l’amour inventé débilement supprimé. Fallait la voir, mais elle pourtant qui n’était pas transparente, on y voyait au travers.

Découvrant un corps, recouvrant ces territoires ancestraux qu’elle réserve, ces terres de chasse traditionnelle abandonnées, dont elle ignore jusqu’aux plus simples lois. Ma toute réserve que je n’habiterai jamais, tu pleurais de désespoir. Ce n’était pas le chagrin de la solitude qui te secouait ; on n’a jamais vu de nomade si enracinée.

Troublée par l’invention d’un désir que jamais chez elle on n’avait suscité.

La pauvre d’un regard de fauve effarouchée, la douleur effrontée, de regretter son assentiment d’une langue irritée qui ne répond plus d’elle-même! Menée par une foi qui n’est pas le costume. Cherchant à s’enlever la vie des délicatesses incongrues, travaillant à s’estomper du monde pour percevoir la honte, cherchant pour me rappeler à elle les subterfuges, et troquer son cou contre mes lèvres, ses peaux contre un miroir.

Loin la piété chaste, loin le déshonneur frugal une première fois ; un sentier parcouru, l’habitude des raccourcis, routes barrées par des milices qu’on ignorait. Barricades insoupçonnées sur des chemins de guerre battue.

Ne sais-tu pas que devant toi je suis imberbe?

Dansité

On dit que je suis dense. Moi je dis que je danse. L’un et l’autre sont faux. Si le rapport massique d’un être, ou de son propos, si seulement on savait bien le soupeser, entretient quelque corrélation avec la matière brute qu’il contient, si le mouvement d’un corps inerte dans l’espace est aucunement rattaché à l’expression, brute aussi, de cette matière; si, encore, la lettre – elle seule – qui distingue un concept d’une vie, un phénomène, d’une expression de vie, la contention, de l’incontinence, n’est en fait qu’un seul caractère, qui prétend à s’élever plutôt qu’à s’affaisser, rien ne nous autoriserait pour autant à en faire un critère discriminant, entre l’un, et l’autre.

Lourd? Dense? De l’ordre de ce qui nous surprend quand nous essayons d’y prendre prise. Une caisse de livres. Une caisse vide. Un caisson. Une encavure. Une alcôve. Un chien qui s’y réfugie. Un bouvier bernois, blessé. Qu’a-t-il? Je ne sais. Pas. Du sang. Du sang de chien, chaud, qui s’écoule, laissait une trace, sur le sol, à chaque pas qu’il a fait pour aller se recroqueviller, sans pleurnicher, dans un terrier inventé. Sang qui croûte sur son poil. Un peu de lui qui existera là, jusqu’à ce que la pluie le délave, là sur le sol qu’il a foulé. C’est une partie de son existence, qui s’étend, du lieu de la blessure jusqu’au nid de sa mort.

Ce ne sont pas tant d’indices de son passage, tant de salissures sur le monde aseptisé qu’il arpente, ce sont, chacune de ces souillures de sang, chaud, puis froid, ce sont des témoignages. C’est la matière dont il était constitué qu’il laisse derrière lui, qu’il répand sur le monde. Avant de s’en éclipser. On verrait, çà sur le trottoir, un rein, là devant une porte, une canine, ici, sur votre pied, son cœur, il en serait la même chose : un bouvier bernois qui meurt.

Une pièce de casse tête laissée à l’abandon sur le tapis, ou une autre pièce déchiquetée, retrouvée en poussière dans un cendrier, ça demeure un morceau manquant, une tuile arrachée, un pixel noir sur l’image.

Au chien, dans l’alcôve, il manque des tuiles. Est-il moins canin tant qu’il n’en meurt pas? Et s’il crève au bout de son sang, on n’en dira pas moins de son cadavre que c’est un chien. Mort.

Ainsi je crois que l’on meurt peu à peu. Que l’on perd du sang, témoignage de chaque souffrance, tout au long de la vie. Que les pièces, une à une, sont perdues et nous demeurons des casse-têtes aussi longtemps que l’on reconnaît une image. Après quoi nous dirons « c’était un puzzle ». De certains, un peu plus fortunés, « c’était un joli puzzle ».

— Un sale casse-tête, ce mec. Ça m’a pris des jours pour parvenir à le faire. Maintenant il est trop incomplet.

Dense? Lourd? Ce qui contient beaucoup. Une image impressionniste, toujours, aux couleurs innombrables. L’impression d’un relief, et quelques faux-semblants. Le chien dans l’alcôve est-il mort? Le voit-on respirer, le perçoit-on remuer, de douleur, la queue, bouger une patte de derrière? L’entend-on râler, tandis que la mare de sang dans laquelle il baigne s’étend. Se densifie.

Inutile, désormais, de lui apporter quelque soin. Sans objet. Caduc. Un peu de tempérance, peut-être, pour alléger sa souffrance, un départ. Vainement. Toutefois nous pourrions, un court moment, ou pour des années, ou jamais, danser. Danser pour lui, danser pour nous. Tanguer sur la houle qui se forme à la surface d’un océan de sang noir.

Bombs over a blue shelter

J’ai eu envie de t’écrire une longue lettre pathétique. Ce sera la seule. Parce que les motifs de le faire ne sont pas illimités, parce que tes raisons de la lire, elles, le seront, et ton envie de lire ira décroissant. La lecture ira s’accélérant, et tu perdras l’essence du propos. Tu chercheras la signification profonde trop profondément, et capteras les évidences trop superficiellement. C’est normal. J’ai déjà écrit avant, mais surtout j’ai déjà lu, suffisamment de ces écurages de vieilles veines. Pour savoir.
Pour savoir que les grands ménages font toujours ressurgir la vieille poussière, qu’il ne vaut rien mieux récurer que pour trouver plus crasse qu’on ne savait exister, et j’ai en horreur l’humiliation de l’habitation/la maison/chez soi/dedans/son intérieur malpropre. Alors on n’invite qu’une seule fois les gens et on les invite à garder leurs chaussures par surcroit. Qu’ils souillent à leur aise et à leur convenance, eux ne reviendront pas en ces lieux. N’est-ce pas s’éviter le risque qu’ils perçoivent une fois prochaine. Cette boue qu’ils avaient laissée là, malencontreusement. Près du pot à parapluies. Là où toi moi d’autres qu’importe oublions toujours de nettoyer. Alors la prochaine fois, tu ne verras que le paillasson. Cette lettre est unique.
Pourquoi seulement est-elle?
Va savoir ce qui se tramait chez les ancestraux, toi. S’il « bâtit des villes », l’homme n’avait – naïve jeunesse! – pas dans l’esprit que de faire la guerre. Ni, je crois, ni que d’y pallier; nous savons ce qu’il en est de sa sociabilité, celle-là qu’il invente et désinvente à chaque étrange qui sonne la cloche au portillon de la cité.
La maison, la cité, l’Abitation de Jacques, ce sont tous les mêmes intérieurs, tous les mêmes espaces privés où l’on entre sans se déchausser. Le contact de la plante du pied aux sols prochains peut être immonde. Gardons une petite gêne.
Pourtant, dis-moi, quand saurions-nous prévenir de nous immiscer dans ces villas, ces taudis, quand tolérerions-nous de ne pas nous vouloir hôte des grands voyageurs? Tu as parcouru plus de Terre que moi; les portes ouvertes ne sont-elles pas plus fréquentes que les portes fermées? Qui, et pour quelles raisons, t’aurait refusé l’hospitalité à Reykjavík ou à Xian Shan? Même les grandes barricades ont eu des portes ornementées, où se tenait un huissier, une sœur portière, disposés dans l’attente de visiteurs. L’huis clos est une vue de l’esprit existentialiste, rarement une vérité.
La vérité, ce serait sans doute plutôt que nous disposons des portes pour qu’elles soient franchies, que nous érigeons des murs pour qu’ils soient mitoyens, que nous perçons des fenêtres pour qu’elles aient vis-à-vis et pour limiter les jours de souffrance.
Tu peux croire en cette lettre comme un indice de grégarité, une porte entrouverte sur un abri de fortune. C’est une jolie bâche bleue piquée aux quatre coins sur des poutres hasardeuses, exposant tout aux grands vents comme à la brise doucereuse de juin, et la pluie ruisselle aujourd’hui le long des câbles d’arrimage. Difficile de décider ce qu’est la porte, ce que sont les ouvertures, pourtant j’ai balayé la terre battue…
Je ne connais pas ta demeure. Toutefois j’ai rencontré au hasard des balcons un architecte de ton trouble. Nos pénates présentent ces jours-ci quelque similarité. Rien n’est plus commun, pourras-tu dire, qu’un toit qui coule. Suffirait d’enserrer la scène dans des manteaux d’Arlequin, que rien n’y paraisse.
* * *
Je t’entends d’ici, et je projette le regard. « Câline, y’est ben intense, lui! » Je souris de cela. Je choisis le camp du divertissement, là où les funambules ne font que filer sans jamais proposer de tension au public. De tendue, n’y a que la longue corde sous leurs pieds, qui les mènera d’une tourelle à une autre, d’un coin du chapiteau, à un autre, parce que c’est ainsi que le spectacle est orchestré. Ce sont les Shriners sans lions, Eloize sans Finzi Pasca, du Soleil sans génie, sans eau et sans SSI.
Donc je souris du regard que je t’imagine. Il faut savoir ranger les Polichinelle et autres virulents Guignol, ne pas toujours doubler l’ironie du hasard de l’ire honnie des hommes. Moi qui rêvais d’être Lélio, le beau niais amoureux, subtilement drôle et délicatement colérique ; s’il faut encore que je me rebiffe de ne l’être pas, n’insistons pas sur le fait qu’il a l’Isabella pour amoureuse.
Cette tradition, c’est d’une amertume sans borne, de quoi se lancer en bas des planches, pourfendre les rieurs agglutinés, les pourfendre collectivement aussi bien qu’individuellement. Parce qu’on les honnit qu’on les exècre qu’ils nous font la vie dure, et qu’il y a des écrans partout, pour nous relancer au visage l’image du rire, en surimpression sur les rushs pour vrai, sincères, honnêtes, mieux joués, des acteurs de soutien. Les reportages montrent toujours les rieurs plus longtemps que les marionnettes. On préfère la réaction à l’action.
Heureusement les ficelles, la croix, les marionnettistes ou le directeur qui nous soumettent. Heureusement le rideau, et tout ce code avec les parisiennes et le cyclorama. De quoi encadrer l’action.
Heureusement, en toute chose, les limites, celles qu’on sait franchir, celles qu’on ne peut. Il y a des lointains qu’on ne sait pouvoir outrepasser, et l’on sait enfreindre quelque foi le cas échéant. Il faut savoir quand l’action devient plus immense qu’elle-même.
* * *
Je me suis entendu hors-champ ces derniers jours. Et des échos de toi. Ta voix contre les murs des autres, parce que je suis à horizon ouvert, sous la bâche. Retentissements de petites maladies mentales qui happent la théière, la font vibrer, et les ronds dans l’eau. Ciel et nuages qui y flottent, vent froid, vent chaud. Les voisins de couverture mexicaine qui papotent Star Ac’ sur le bord de l’étang factice.
Ha! Voilà : on s’en fiche. S’en fout. C’est de l’halluciné. Relève du halo de lumière que provoque un projecteur à contre-jour. Aveuglés, nous voyons bien ce que nous voulons. Ou rien, et c’est du pareil au même.
Ça n’empêche pas de cligner des yeux, de plisser le front, de détourner le regard, d’être surpris, pincé, d’être sensible au cinérama de l’esprit. Tout bouge, tout le temps, trop vite ou trop peu. Que les larmes pour se mouvoir hors du temps, parce qu’elles creusent des sillons, sur lesquels on bâtit des ponts. Parfois.
Attends! je ne suis aucun apôtre de la fraternité dans la déception. Je te dis fantoches et chapiteaux, comme on demande « ça va? » une première fois. C’est purement phatique. Pour ça que je demande toujours deux fois. Savoir les murs des autres, savoir naviguer entre et au travers d’eux.
N’est pas faux de dire que je suis sans cloisons, sans murs. Malgré ce que tu crois, malgré ce que tout le monde croit. Mais le périmètre de la toile bleue est un no trespassing border. Au-delà, ce serait le no man’s land. Mais combien de plans d’architecture as-tu vu entièrement respectés? Et les plans d’urbanisme, à la guerre?
Quand les lieux connus explosent, qu’on tire à bout portant sur les installations bringuebalantes temporaires que nous avons nous-mêmes érigées, parce qu’elles ne conviennent plus, qu’elles sont occupées par la mauvaise personne.
Les populations envahies se dérobent, se désistent, disparaissent. Ce n’est pas exactement capituler. Aucune arme n’est posée au sol sous un linceul récupéré pour en faire un drapeau, blanc. Ceux-là sont toujours des drapeaux entachés, de toute manière. Non, c’est plutôt s’éloigner, occuper un autre quartier de la ville, dont les fenêtres ne sont pas toutes éclatées encore, où il reste des édifices, où le béton n’est pas tout fissuré, où les linteaux indiquent encore qu’il y a peu prenait vie le quotidien de citoyens ordinaires.
Et de là, lancer des grenades. Sauter les camps de fortune précédents. Dérober à cette famille leur mère. À ce régiment leur régent. Maraudeur de bas niveau qui lutte pour survivre.
Il n’y a pas de plan qui vaille dans ces circonstances, bien qu’on essaie.
Il suffisait de voir qu’on avait prévu un no man’s land. Que le camp de fortune était peut-être un slum à lui seul. À moi seul. Me suis poussé, lorsqu’on a voulu m’y joindre.
* * *
As-tu vu ma nouvelle demeure, Florence? Toute de pierres à l’extérieur. C’est grand, c’est beau. Y’a pas l’électricité, mais on fait avec. Je sais, je sais, la guerre n’est pas terminée. Je vais attendre avant de changer les carreaux brisés, devant.
Tu as vu, sur le linteau? C’était une bibliothèque, avant. J’ai mis beaucoup de livres dans le hall du rez-de-chaussée. Je voulais disposer d’un peu plus d’espace… habitable, disons. Mais en haut, je n’ai touché à rien. Les rayons sont là. Le soir, je lis Marguerite. Son mari a eu beau être un con, elle, je l’aime bien. Ou des trucs plus récents. Ça ne fait vraisemblablement pas si longtemps que les bibliothécaires se sont poussés. Quand même, ils sont partis avant que je n’arrive. C’est-à-dire que… enfin… J’étais là, mais ils ne savaient pas véritablement.
Je sais, ce n’est pas exactement chez moi. Pas exactement accueillant non plus. Mais ça nous change de la bâche bleue. Un peu de brise qui filtre, mais c’est quand même moins exposé. Je l’ai gardée, tu sais. La bâche. Elle est pliée dans la petite voûte, derrière. On ne se sépare pas si facilement des artéfacts de la guerre.
Je ne sais pas si ça finira un jour. Quand c’est trop lourd, j’essaie de me remémorer le cirque. Avec un peu d’imagination, les bombes rappellent le gong et la pyrotechnie.
Tu veux un thé?

Les étoiles s’alignent peu souvent, quoi qu’on en dira. Le temps fait-il bien les choses, qu’il les défera aussitôt et qu’il faudra encore accepter qu’il en soit ainsi (amen) bien que cela fut souffrant. Qu’y a-t-il à faire de la douleur et de l’exécration? Qu’y a-t-il encore à faire de l’adversité, de la fraternité ternie ou de l’amour désolé?

Le temps fait les choses, à ce que l’on dit, et Florence n’y sera jamais pour rien. Elle parcourt la vie aujourd’hui, comme je parcours les rues à faire la bise à des inconnus, et regretterai de n’avoir pas, sur mes joues, la trace féconde de ses lèvres ou de sa joue, car Florence est libre, d’une liberté légère et délicate, d’une assurance, pourtant, forte et de conséquence.

Comme j’aimerais avoir maintenant le courage de la côtoyer, la force douce, et la tranquille conscience de dérober au désespoir un seul regard empreint du désir le plus subtil qui soit, de la seule envie que nous partagions….

… une vulgaire poutine avec ou sans sauce.