Quelque doigté

Mes doigts de pousse-crayon se sont activés. Ils ont entrepris de tout rénover. Panser les planchers. Scalper les plafonds. Débrider les murs. Pratiquer de petites incisions ici et là, greffer des appareils. En nettoyer d’autres, purulents. Quelque chose comme une efficace taxidermie, pour me tanner le cuir chevelu.

Mes doigts de pousse-crayon ont repoussé leurs désirs lubriques de gloire temporaire, agi sous le joug du regard placide des couleurs à l’ancienne. Ils se sont oubliés sur des papiers de sable plus doux que toi, ont tranché des planches de chêne et de salut. Sur le sol souillé des vieilles mégères folles mortes ici, ils ont percé des ouvertures vers la terre et demain.

Mes doigts de pousse-crayon se sont englués dans la glaire et les vernis nauséabonds, ils ont lubrifié les charnières des portes qu’on ouvre sur la vie, pendu des virgules aux lèvres des armoires où je range nos passés, des apostrophes aux langues qui se disent tendrement.

Ils ont couru sur les comptoirs où les pièces chignent en retentissements métalliques, se dévêtent et s’amourachent délicatement, de bleus plus profonds où tu n’erreras jamais. Ils ont parcouru les édits gaéliques où l’on apprend la jointure, le lustre et le satin.

Ils ont longé les murs, où le froid pénétrait la chair en langoureuses effusions. Mes doigts de pousse-crayon ont décharné les cloisons, poncé les interstices où coule la sève des jours heureux. Ils ont lissé la vie qui s’effrite comme du vieux plâtre, celui auquel on annexe la volonté, électrifié les veines où pulse la douleur.

Ils ont récuré la perle suspendue d’où jaillit la lumière, étendu le stupre blanc où tes ombres n’ont plus prise, le gris dont tes cendres nourriront l’éclat. De la jute sale où s’étend l’histoire, ils ont déveiné le tricot où rigolent tes larmes, essuyé tes bavures.

Mes doigts entaillés ont caressé des rêves de bois confit où les tapisseries ne collent plus, où les peintures s’écaillent. Ils se sont coincés dans toutes les fissures, ont cassé les phalanges au pin noueux, perdu leur éclat dans l’acide où macère l’amertume. Ils ont glissé leur douleur dans la terre, vautrés dans la fange sanglante de la détestable habitude.

Sous les fragments de ton corps qui meublent l’aire, ils ont forgé le désespoir, repeint la douleur et poli les boutons de portes qui n’ouvrent sur rien. Mes doigts corrompus désolés asséchés chôment sur des cuisses dont craque l’émail craqué, rompus à une luxure désuète.

 

 

 

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Échange

– Ce n’est pas uniquement la passion qui nous unissait. Elle aura été intense. Elle aura, assurément, été. J’avais tué la passion en moi il y a longtemps. Un matin où je m’étais réveillé, il y a dix ans, alors que je m’étais endormi en croyant que c’était la dernière fois.

Longtemps, nous nous sommes crus dans la merde, devant ce que nous étions ensemble. Longtemps, nous avons pensé que nous mourrions de nous aimer, que nous allions mourir en nous aimant.

Il y avait quelque chose comme un éclairage lourd sur De Lorimier. Une lumière incertaine sur nos regards tristes, et heureux d’être ensemble. La cuirasse bleue sous nos culs qui suaient d’envie nous renvoyait des grincements pour nous chasser de là. Pour que nous descendions le corridor plus sombre encore.

Maintes fois nous l’avons descendu, haletant d’est en ouest, des vêtements revêtant à chaque pas le plancher qui grinçait comme pour nous chasser, lui aussi. Tout conspirait à nous emmener plus loin. À nous faire franchir ce seuil où nous ne serions plus dans la merde, mais dans l’amour.

La brise glaciale et la chaleur des radiateurs nous essoufflaient, réunis, jusque dans les matins émergents, lourds, bleutés comme mon regard trop cruel, dit-elle.

– Et pourquoi avoir tué cette passion en toi il y a dix ans ?

– La passion a été. Elle a fait son temps, elle est sortie de prison. Elle a exulté ensuite, dans les draps gris, les draps bleus, les draps bruns et les draps fleuris. Les voix dans la ruelle éveillaient nos tourments, puis nos désirs. Le soleil qui naissait sur les neiges éternelles du Plateau nous faisait renaître aussi.

Les autobus pris au matin, dans le froid de tous les mois d’hiver nous rappelaient aux lendemains. Oui, nous fûmes passionnés, et bien plus longtemps que cela.

Puis l’amour s’est construit, de petit jour en petit jour, souvent dans les brumes vinifiées. Devant les portes blanches et Dumas qui s’épanchait sur une guitare plus lourde que lui. Sous les canards qui s’envolaient dans le ciel de nos palais…

Des cieux incertains, des cieux qui se reconstruisaient dans l’amertume des vies passées.

J’avais tué la passion longtemps auparavant, las d’en être heurté. J’avais opté pour le service, cela m’aura dérouté, cela m’aura transformé en sculpteur d’avenirs, méticuleux et insistant, jusqu’à en détruire les matériaux purs qui se confiaient à moi.

J’avais tué la passion longtemps auparavant, privilégiant l’amour, l’amour pur qui ne demande rien. On m’a dit exigeant depuis. J’aurai encore échoué.

Je me souviens des corps ancestraux, des abandons sur l’épaule, dans les pleurs et les spasmes de jouissance gluante, de celle qui m’avait tué jadis.

Tu vois, avec elle, j’ai voulu revivre. Et j’ai vécu à nouveau. Elle voulait fuir, et je l’en ai empêché. Je l’ai prise à la taille, et j’ai insisté qu’elle ne me quitte pas.

Je l’ai prise au cou. J’ai insisté qu’elle ne quitte pas. Je l’ai prise aux hanches. J’ai insisté qu’elle ne nous quitte pas. Je l’ai prise au poignet. J’ai insisté qu’elle ne se quitte pas.

J’ai toujours voulu. J’ai toujours demandé.

Je n’ai pourtant pas peur de la mort, je le redirai encore. J’ai peur de la vie, je n’insisterai jamais suffisamment. C’est pour ça que je l’ai vécue, avant elle, en errance. Errant d’elles en elles, refusant d’être quitté. Maintes fois on m’a dit que j’en faisais n’importe quoi, de la vie. Parce que je m’en fouttrais, tant qu’elle ne me fait pas souffrir.

Alors j’ai demandé qu’elle n’aie pas peur. Et nous avons eu peur ensemble – c’était moins pénible. Je crois.

La passion, l’amour? C’est pareil. Le second est plus douloureux que la première, c’est ce que j’en ai compris.

– Évidemment, car le second ne reste pas qu’en surface.

– La passion est indifférente. L’amour te submerge. C’est une passion continue. C’est une passion qui te perd, qu’importe le pays.

– Je me revois à supplier l’autre de rester.

– C’est ce qu’elle a fait. Elle m’a supplié. Elle m’a dit cruel. Traître. Menteur. Lâche. Elle n’aura pas eu si tort. Tu n’as pas eu tort non plus de le dire, lorsque tu l’as dit.

On n’a jamais tort de dire ces choses là. Elles sont vraies comme dire à quelqu’un qu’il vous marche sur le pied sans s’en apercevoir.

J’ai pilé des orteils longtemps. Les siens. Le poids des pintes du mardi quand elle pleurait ses défaites, le poids des assiettes cassées contre les murs, des verres contre les planchers, des regards fous cassés au fond des yeux, pleins de vide.

Il n’y a pas d’amour sans passion: il n’y a qu’une « version améliorée de la tristesse ».

Mais la passion? Elle ne s’estompe jamais vraiment. C’est ainsi qu’on souffre passionnément. Toi aussi, tu souffres. Ça paraît. Ne t’en déplaise.

– Tant que ça ?

– T’as la beauté. T’es fringant-e. Plein-e de volonté d’immortalité, de désirs de lumières tamisées, de regards de miroirs de salle de bain. Est-ce qu’on ne l’est pas tous, aujourd’hui?

Cette avidité-là ne ment pas. C’est Dan Bigras, avec ses mentons et ses cheveux longs, qui disait…

– Oui?

– Non. C’était Richard Desjardins. «Tu veux ce que je veux. La guerre, le baiser…».

Ils viennent peut-être de pair.

 

(Un an.)

_________________________

Avec Arnaud.

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Un an

J’ai rencontré une fille dans un parté un jour. J’habitais à l’époque un magnifique immeuble dans le village De Lorimier, et mes voisines dont j’étais très proche organisaient fréquemment des concerts dans leur salon. Ils y invitaient toutes sortes de musiciens, et l’ambiance intime des lieux faisait de chacune de ces soirées un moment exceptionnellement plaisant. On pouvait passer d’une fois à l’autre du sentiment d’être dans une chapelle de monastère à celui d’être dans un parté concentré congelé sans sucre ajouté.

C’était du second ordre, quand j’ai discuté avec cette fille la première fois. Elle était drôle, intense, avec une étrange odeur de fleur, qui me faisait croire que malgré sa vivacité désinvolte, elle devait avoir quelque chose d’insupportablement mièvre.

On s’est recroisés dans un vrai parté, pour la Saint-Jean-Baptiste; elle invitait une amie pour me la présenter, parce qu’il fallait bien que je sorte de ma torpeur célibataire. Pas trop aimé l’amie, à l’époque.

Un certain dimanche, elle avait un examen de français à l’Université, et nous nous étions proposé de déjeuner ensuite, juste parce qu’il fallait bien fêter la fin de session, et que l’idée de déjeuner dans un bar nous enchantait – on avait échangé à ce sujet sur un statut Facebook, avec des amis communs qui se joindraient peut-être à nous.

On a bu quelques mimosas, en sorte qu’on a quitté l’endroit quand les gens habillés pour l’apéro ont commencé à dévisager notre air de sortir du lit. C’était auxiliairement l’anniversaire d’une de mes voisines, et nous étions bien entendu tous les deux invités à célébrer la chose sur De Lorimier.

Les choses en ces circonstances ont suivi leur cours normal, et rien n’est à signaler que l’interruption brutale d’un premier coït par la célébrée à la recherche de son quart de coke.

Le lendemain, nous passions une soirée au Musée des Beaux Arts dans une soirée privée. Champagne gratuit, discussions profondes, puis superficielles, puis plus de discussions du tout. Ce soir-là, j’ai croisé Michel Rabagliati. Je me demande depuis longtemps s’il a vu de sa vie bien d’autres gens que nous s’accoter sur un Rodin dans une soirée mondaine pour… oublier qu’ils étaient dans une soirée mondaines et accotés sur un Rodin.

Le surlendemain, puis la semaine suivante, et pendant quelques mois…

Un jour, j’ai essayé de tout arrêter. Il faisait trop chaud pour ce mois de janvier. Le soir-même, je remontais sur le pont par une échelle de corde. Une banquise et un iceberg, n’est-ce pas similaire?

Puis il y eût une certaine grève. Mon travail auprès d’une association de cycles supérieurs devait m’imposer de passer des nuits à rédiger des ententes avec les professeurs du département quant à l’application effective de ce retrait concerté des activités académiques.

On me reprocha les cernes qui se creusaient sur mon visage. Puis il y eut des occasions d’«agir directement». Nous nous levions tous les matins, la rage au cœur, le regard flou, la détermination, pourtant, de nous enfiler les hoodies noirs et les bottes de marche. Nous marchions dans le soleil puis dans le froid glacial, dans la noirceur du matin avant que je me rende au travail chez un diffuseur où je syntonisais sur les téléviseurs les chaînes d’information en continu en espérant que nous pourrions nous retrouver sans peine le soir pour marcher encore, écrire et nous révolter sans graves conséquences.

Les gestes posés gagnaient en importance, ainsi que nos réputations respectives d’influence et d’action. Nos jours s’accordaient entre la fuite des agents de la fausse paix, les menaces des directeurs de cette institution médiatique distinguée où mes prises de position commençaient à avoir mauvais écho, le respect des feux de circulation des rues quasi-piétonnières, le soir venu, alors que les gyrophares nous «reconduisaient» quotidiennement jusqu’à la porte.

Nous fomentions des coups d’avenir dans le vin avant d’aller dormir du sommeil du juste terrorisé par l’éventualité des coups sur la porte à cinq heures du matin. Les justes ne dorment certainement pas mieux que les crosseurs.

Une sorte d’accalmie est survenue brièvement, entre les boîtes et la peinture d’un espace commun où la révolte pourrait emménager. Puis nous avons pleuré les résultats d’une certaine élection qui devait rendormir tout le monde. Le réveil serait brutal pour bon nombre, en sorte que nous entreprîmes de les aider à se nourrir, et à poursuivre la juste lutte.

Les cours et la rédaction étaient bien derrière nous, alors que nous tâchions de faire en sorte que ceux qui le voulaient puissent les avoir devant eux. Malgré notre épuisement, nous cumulions les longues heures de travail, pour rassembler les espoirs et quelques vivres. Je retournais encore quotidiennement travailler à valoriser les images qui bougent, alors que quelque chose était cassé. La fille s’entourait de gens aux espoirs aussi brisés qu’elle, qui devaient la réconforter, qui la comprenaient. Qui ne vendaient pas leur âme à la boîte à images.

Je serais le support quotidien, la raison et la cause par lesquelles on agit. Je serais l’allié de toute une vie, mais l’ennemi du quotidien. Je serais l’agent émancipateur, duquel on s’émanciperait. J’ai erré de déception en colère en blessure; tout cela n’était pas mon exacte acception du mot liberté.

J’ai toujours cru que qu’une relation honnête ne pouvait être mensongère au point de laisser croire qu’une seule personne puisse remplir toutes les sphères d’une autre vie, qu’il fallait à un couple l’espace pour aimer également ce qu’il n’est pas.

Je n’en étais pas moins habité du sentiment de n’être plus rien.

Les encouragements devenaient difficiles. L’intimité devenait lourde, triste, au point de n’exister plus qu’en dehors les murs où la révolte prenait son plein sens. Je me suis retiré de mon emploi : j’existerais dans la création et l’analyse, enfin.

Cela fit grand émoi; comment subsisterions-nous? Je promis de subvenir. Paradoxalement, je n’eus dès lors plus grand autre rôle. Une dépression fut diagnostiquée, qui devait conforter tout le monde dans ce nouveau rôle qui m’était imparti.

Les jours s’accumulaient, de pleurs, de craintes, d’angoisses. Nos couvertures étaient constamment habitées d’un chagrin sans motif précis. Puis d’un soudain regain de vie, qui devenait ma seule espérance au-travers des jours à nouveau froids. Ces jours-là, la fête, les Rodin, les rouges, les blancs, les bulles, les limettes se multipliaient, échouaient sur les planchers en même temps que nous, que nos invités parfois, les portes qu’on oubliait de verrouiller battaient sous la brise hivernale, dans la lumière chaleureuse de la révolte incongrue qui resurgissait, les confettis, les rires, les orgasmes volaient et éclataient le morne mois de janvier.

Jusqu’au lendemain où la douleur revenait, lancinante, diagnostiquée à nouveau, plus grande, plus vive, plus intégrale. Nous avons vu les Hôtels de différentes confessions. Nous avons pris des limousines hurlantes et jaunes. Nous avons compté les cachets d’espoir. Ils manquaient toujours en trop grand nombre. Je me tenais presque droit, quoique essoufflé, engourdi.

Je prenais congé parfois pour exister un peu encore. Une fois, je me suis cassé une cheville. Je suis revenu à la maison si heureux que je ne compris pas grand chose à la colère qui me faisait face. Je n’en voulais rien comprendre. Je suis parti en claudiquant. J’ai fait une guérison partielle en rénovant un espace où la révolte n’aurait plus droit de cité.

Je viens d’y emménager.

Je ne me révolte plus, et je suis devenu ami avec ce buste de Rodin qui trône au Musée des Beaux arts. Il m’effraie, et j’oublie souvent de dormir la nuit en le contemplant, coulé dans le bronze.

De la haine, gratuite.

Il faut dire d’entrée de jeu qu’elle m’énerve. Pas que je la connaisse, ou quoi que ce soit, pas que je l’aie vue agir, un soir, dans un bar, avec un garçon, et feindre d’être touchée ou intéressée par le moindre de ses propos, avec pour seul objectif en tête de le ramener chez elle. Elle ne me tombe plus sur les nerfs parce que je l’aurai vue avec son enfant, l’engueuler inutilement, un matin où elle se serait réveillée d’humeur massacrante pour cause de dérèglement hormonal ou tout simplement d’envies non comblées. Je ne l’ai même pas aperçue au marché du coin de la rue tenter d’en imposer à une caissière de dix-sept ans au sujet du prix d’un fromage qui serait ou non offert à rabais selon une certaine affichette qui se serait trouvée au-dessus du réfrigérateur. Je n’en sais rien, sinon qu’elle arbore avec une fierté construite à coup de regards jetés inlassablement dans un miroir au cadre finement travaillé et peint argent, suspendu tout juste à côté de son lit, une chevelure trop courte et trop blonde, et trop placée.

Rien, donc, qui me permette de porter sur elle un jugement fondé, le moindrement informé. Mais tout, de sa voix haut-perchée, de ses tics de fillette névrosée avant l’âge, de sa manière de rejeter sur son épaule une longueur impertinente de laine blanchâtre d’une qualité suspecte tandis qu’elle tricote une bande au motif suranné qui lui servirait potentiellement de foulard un jour, pour se plaindre rageusement de ce que le fil s’emmêle, à tout moment d’une conversation inévitablement chaotique, me hérisse le poil, et pas de plaisir. La lourdeur de son ton plein d’amertume à l’égard de tout ce qui peut ressembler à la vie, le timbre surfait d’une phrase qu’elle prononce en aspirant l’air au même moment qu’elle l’expulse, comme si elle craignait que ses mots — ainsi que l’un de ses parents l’a fait, je présume — l’abandonnent du moment qu’elle les aura prononcés, évoquent à chaque instant une avarice inconsciente, qui ferait de chaque moment offert, de chaque compliment, une dette consignée pour la personne qui de son avis en aura bénéficié.

La simplicité de ma pensée me pousse à croire qu’elle m’irrite parce qu’aux bribes que je capte de sa bête discussion, les triviaux ennuis qui la tourmentent me sont d’une risible connerie. Sans doute la vérité quant à ce qui m’indispose est-elle encadrée de bois finement travaillé, et peint argent.

Étreindre la carcasse.

Longtemps. C’était bien avant que le soleil ne sache qu’il pouvait briller sur les mers où tu fais course. De la mort qui s’expose en drapeaux noirs, on ne savait rien; des os croisés, aucun reflet de lune n’éclairait la blancheur.

On n’avait pas crié «eurêka», on croyait que les océans se terminaient en abymes, où chacun se noierait. Jeune civilisation qui s’ignore, qui ne s’est pas encore nommée. On peuplait alors les territoires avec effervescence et les mers engloutissaient les corps qui surchargeaient les navires. Hermine n’était pas née.

Alors, alors, il faisait sombre et de toi nous ne connaissions que l’aurore. Sur le chaos mouillé ne se reflétait qu’une lune moribonde, et cette couleur fade qu’habitent les matins d’hiver. Eux savent depuis naguère se loger n’importe où ailleurs que dans ta cale.

Alors – alors – tu n’avais pas de parole, qu’un regard. Celui-là que tu arbores les jours où la lumière ne sait plus te plaire. Celui-là qui t’illumine lorsque tu souhaites la nuit, lorsque tu laisses entrebâillées les portes blanches, afin que le froid s’immisce en chacun et brûle depuis la chair nos épidermes.

Longtemps, c’était bien avant que tu ne t’assoies à la proue, et te corrompes en figures. Depuis la vigie on criait : lumière en vue, lumière en vue! Longtemps, tu as vampirisé le jour. Longtemps, les échos du festin pillé, sur le pont lavé par les déluges, la tonne des accostés dans nos verres, et sur la clandestinité, les foudres. La mouillure a asphyxié ce qu’elle devait, laissé en cale une cargaison de nos effluves humides. Là même où s’en sont allés les mots trop lourds qu’on n’a pas osé prononcer.

Puis le Titanic a coulé. Céline a chanté, parce qu’elles chantent toutes, et toujours trop fort. Son heart a goé on. Hermine était née, avait traversé l’océan plus d’une fois; tous savaient désormais que la lune mouvait les mers, qui n’ont de fin que là où la terre leur rentre dedans. Que les navires calés de reconnaissance n’ont pour destin que de s’écorcher. Que les navires gavés de champagne tanguent, puis sombrent comme le jour qui s’arrache au ciel.

Il devrait être toute la vie seize heures moins le quart, et le Sahara nous coulerait dans les veines – ce serait de l’intérieur que nous serions écorchés. A-t-on jamais vu un mat cassé flotter auprès d’un cactus? Le soleil que tu hais perlerait sur l’écume, et à la commissure de nos routes quelques nuages pleureraient de grêle comme nous pleurons de rage.

Mais à seize heures le monde est peuplé de caravanes, de fighters aux nombres filants qui transpirent de l’atmosphère, les mers sont souillées des nappes sous lesquelles nous carburons. Nous flottons en formation, ma douce, chacun tend son filet pour nourrir sa marmaille, ma dure bataille. En ce monde, les rescapés s’intoxiquent aux pétroles écoulés sur ta paume où je flotte – car je sais bien que tu es l’océan et que je ne suis que le radeau. J’ai vu la mer déjà, j’en ai plein la cale.

Avale-moi j’irai voir la méduse à nouveau.

Croquer des cailloux

Tu nais et on te dit : « Dieu ». Tu ne sais trop qu’en faire. Lorsque vient le temps de te poser quelque question que ce soit, « comment ?», « pourquoi ? », surtout, « vers quoi ? », la réponse est déjà là, saillante, à l’orée du bois où autrement tu te perdrais. Devant l’immensité, comme devant toi-même, à toute question désormais tu réponds : « Dieu ».

Tu ne sais pas ce que cela signifie, pas plus que tu ne sais ce que cela évoque parmi tes confrères humains. Mais tu sais que chaque fois que le flou te devance, que le brouillard t’embrume, tu pourras dire « Dieu », et d’autres avant toi qui auront souffert de l’absence de réponse auront défini des voies, tracé des parcours que tu peux emprunter, qui seront tiens parce que tu les auras choisis, qui seront grands parce qu’on te l’aura dit.

Mais un jour, où tu auras fait faux pas… Un jour où tu auras quitté les sentiers parsemés des païens cailloux blancs de Hänsel, dépourvu, tu marcheras parmi les ronces, t’écorchant chevilles et mollets, trébuchant sur les pierres lisses recouvertes de lichen malodorant, tu n’auras à portée de la main nul livre, nul agenouilloir.

Tu tenteras alors de répliquer aux questions qui jailliront de chaque arbre, de chaque oiseau te voletant dans l’âme, « Dieu ». T’entend-il, tu n’en sauras rien. T’entends-tu seulement? Tu en douteras. Puis s’instillera la conviction que tu es seul devant rien. Que Son jugement est le tien, que Sa perfection n’est que le reflet de ton ambition déchue.

Dès lors tu t’autodétermineras. Les pieds plantés d’épines, les jambes ensanglantées, tu continueras d’avancer, parce qu’il faut bien te semblera-t-il retrouver une voie, parce que la forêt est touffue et que tu te sentiras las d’avancer, chaque pas te blessant. Tes réponses t’auront abandonnées; elles n’auront été qu’abstraction.

* * *

Un jour à la pomme verte que tu tendras, tu auras injecté un poison. Tu te souviendras des cailloux dispersés sur ton chemin. Tu te souviendras des oiseaux qui les auront bouffés pour se caler l’estomac. Au livre dans lequel on t’avait appris à lire, tu adjoindras quelques phrases; tu sauras qu’elles constituent les réponses aux questions que d’autres ont éludées. Devant le corps empoisonné de ton fait, fruit de ta souffrance, tu gémiras et tu n’imploreras que toi-même.

Tu auras croqué la même pomme.

 

 

Les sirènes hurlent encore

À la fenêtre d’une maisonnette propre et chaude, un après-midi de canicule, le soleil irradie en faisceaux larges; un lierre sur le réfrigérateur qui tonnerre d’épuisement laisse choir ses feuilles le long des verticales, en gros traits de fusain se trace cette cuisine accueillante qu’on a désertée longtemps.

Pourtant fréquenté assidument jadis, ni davantage par envie que faute de mieux, mais peut-être simplement parce qu’il fallait bien être quelque part, le lieu n’est plus désormais qu’une collection d’espaces vides entre des traits estompés sur du papier bristol. Les personnages auront choisi d’être ailleurs, ou de ne plus être. La scène aura perdu ses couleurs, l’avocat des murs, le brun tacheté du linoléum, le rouge sur les visages, le bleu de leurs souffles à l’oreille l’un de l’autre après une colère de jalousie sans autre fondement que le sentiment de vivre davantage quand on hurle…

Peut-être il a fait trop chaud, ou ce sont les humeurs qui se sont échauffées, entre les exhalaisons d’alcool et la fermentation du contenu des deux poubelles; le petit chat a suffoqué et nos voix sont devenues rauques. Un minuscule ventilateur tourne au ralenti, suspendu au plafond, propulsant vers nous un air plus chaud, vicié par l’odeur du bois de la charpente qui cuit dans sa papillote de bardeau goudronné et de brique.

Au loin un voisin dont on oublie le nom la plus grande part du temps fume. Des cigarettes à l’odeur âcre, pas le moins du monde sucrées, qui sentent l’incendie d’usine de pneus… Pendant que nous mettons le feu au matelas, question que n’existe plus ce sanctuaire issu d’une autre esquisse de vie. Véhémence, le regard planté comme un couteau qui transperce la tête, les tempes humides, la haine qui rigole dans le dos de tout le monde, mêlée de sueur, les ongles qui s’enfoncent lentement dans les bras jusqu’à blesser la chair, le derme saignant à en donner des arguments en faveur du végétarisme, et cette incroyable variété de vide spontané qui se crée au cœur de l’humain. Des dents serrées qui empêchent les idées de seulement se former, des traits crispés qui originent peut-être de l’absorption de la chair par la chair, et cette chaleur englobante qui n’a probablement d’égal que le feu qui nous consume, et la glace dans l’évier, qui continue de s’écouler; résurgence d’une fête canaille à laquelle, comme toujours, nous nous sommes refusés.

Sur le croquis original, il y avait des fleurs, montées en arrangements joliment exécutés, sur toutes les tables. Mais la petitesse du logis nous a forcé à n’en disposer qu’une dans la pièce, au centre de trois chaises disparates — une pour chacun de nous et l’autre pour asseoir le ressentiment. Le jardin se révélant démuni comme nous, un seul bouquet n’a jamais orné le billot où nous nous tranchons quotidiennement la tête, qu’on a laissé, fané, trôner en maître des lieux. Pour sujets, quelques fruits brunis par la sécheresse. Longue vie à notre amour-roi.

Tu me cracherais au visage, en lieu et place des larmes qui ne me viennent pas. Je porterai longtemps sur mes avant-bras les stigmates de ton incursion dans mon corps, dont les autres plaies auront trop bien cicatrisé. Les soirs orageux, chaque éclair me rappellera la seule gifle qu’on m’ait jamais infligée. Faut-il donc tant de mépris pour nous aimer juste un peu? Je n’ai pas idée encore qu’il s’agisse peut-être précisément de ma plus grande méprise, celle-là même dont je serai des années durant nostalgique, parce que la douleur nous excite comme une mare de sang un carnassier.

L’incendie durera des jours. Il se sera déclaré, dira-t-on, par combustion spontanée, ce sera la seule explication plausible, cependant qu’il aura fait rage si longtemps qu’on n’aura retrouvé au terme de l’enquête aucun cadavre, pas même sa dentition. Allongés sur le parvis d’une église à proximité, nous portons, seuls, le secret de ses dents enfouies dans nos crânes, dans nos cous et nos mollets; elles nous blesseront à chaque fois que nous inclinerons la tête vers autrui, et la morsure sera réitérée à toutes les tentatives de courir, toi vers un homme, moi loin d’une femme.

Et des années plus tard, dans une autre cuisine où tu ne seras pas, dans un décor moins pittoresque, où quelques étoiles probablement décimées appelleront les regards à l’extérieur, je ne les percevrai prosaïquement que comme un amoncellement de soleils tortionnaires. Je ne serai plus sensible à la chaleur que par rhétorique. Tu seras le ciel noir autour d’elles, qui m’engouffre, quand un regard de douceur souriante se portera sur moi…

Juste un peu, au rebord d’une route où vrombissent les trains routiers, je m’endormirai une heure contre le désespoir. Qu’il me souffle à l’oreille sa détresse, me retienne fermement, me souffle sa jalousie, ses lacunes de confiance. Je me souviendrai que je n’ai pas eu le courage de te laisser brûler.

En passant par chez moi…

En passant par chez moi, un soir de grande noirceur, j’ai aperçu au fond de la cour quelques vestiges de mon ancienne vie. Quelques lattes de bois dur posées contre le cabanon. Il faudrait bien que je revienne ici, faire un peu de ménage… Mais il y a tant à faire ailleurs. Tant de bonheur à vivre. À quoi bon revenir m’épancher sur toute cette saleté?

…et si j’en avais envie?

J’aimais bien quand l’écriture était mon exutoire…

Beautiful lies again.

C’est un monde à mi-chemin entre la vérité et le monde que l’on connaît. Il n’y a ni nuages ni soleil, que de l’ombre, à perte de vue, à perte de songes. Car on n’y voit que très mal, à la manière des chiens et d’autres mammifères qui n’ont pas su privilégier un de leurs sens. Et sous le soleil d’ombre, des lézards frigorifiés se pavanent tous membres crispés, sur le sable fin d’un désert.

C’est un monde à mi-chemin entre la vérité et le monde que l’on connaît. Il n’a rien d’un paradis comme la bible nous en parlait. Il n’a rien non plus d’un enfer dont les démons des immenses cathédrales nous effrayaient.

C’est un monde à mi-chemin entre la vérité et le monde que l’on connaît, et nous n’y comprenons rien parce qu’inhabitués, et jamais nous ne nous habituerons, c’est là le propre de la vérité ou de tout ce qui s’en rapproche : jamais ô grand jamais l’Homme ne voudra-t-il y aspirer, elle est bien trop grande, bien trop dure. Elle suppose trop de connaissances désavouées, trop de supputations abandonnées. Elle suppose une fin et un début, elle suppose le recommencement de ce qui n’a jamais été commencé, ni ne sera terminé, jamais.

C’est un monde à mi-chemin entre ici et la vérité, c’est un monde où tu te travestis humblement, où le monde n’est plus toi, ni moi, moi, c’est un monde, un ailleurs, où le monde n’existe plus. Un paradis sans nuages, un enfer sans feu, c’est une forêt vierge qui ne l’est plus sous nos pas qui se perdent dans l’écho des branches, c’est un univers clos qui se referme sur nous et nous laisse trop nous échapper.