Télé-Québec est encore plus pertinente qu’avant!

Dans une perspective de gestion strictement économique à courte vue, trop de voix s’élèvent pour encourager le démantèlement de Télé-Québec, comme celle de monsieur Yves Boulet, lundi dans La Presse +.

Ce type de vision désincarnée relève selon toute vraisemblance d’une méconnaissance de l’écosystème médiatique qui est le nôtre, et s’appuie sur la prémisse fallacieuse que nos institutions ne nous rapportent rien.

Or, pour un investissement public de 55 millions de dollars, les effets de Télé-Québec sur la qualité de la télévision d’ici et sur la vitalité économique de l’écosystème médiatique sont au contraire absolument remarquables.

Si l’on prétend que les cotes d’écoute de Télé-Québec – autour de 3% – ne justifient pas un tel investissement, on semble omettre facilement que les chaines concurrentes dédiées à la culture obtiennent en général la moitié moins de parts de marché, et qu’aucun autre télédiffuseur ne se dédie entièrement aux affaires culturelles et sociales.

En conséquence, l’idée que les « bonnes émissions de Télé-Québec » trouveraient leur chemin ailleurs est parfaitement illusoire. Qui se porterait acquéreur de magazines comme les Francs Tireurs, BazzoTV, Deux hommes en or, ou de séries comme Écoles à l’examen et Les Grands moyens? Ce créneau serait, sans Télé-Québec, à déclarer en pertes nettes.

Qui plus est, peu d’autres télédiffuseurs, voire aucun, ne soutiendraient les risques qu’accepte encore de prendre Télé-Québec, avec un rythme et une profondeur d’analyse qui sont certes à contrecourant, mais qui exercent sur l’ensemble de la télé québécoise une pression positive. Normal, c’est là le rôle et l’une des raisons d’être d’une télé publique!

Par ailleurs, le maintien de deux télédiffuseurs publics en parallèle, l’un fédéral et l’autre provincial, n’a rien d’incohérent. D’abord, leurs budgets n’ont aucune commune mesure, et leurs mandats, l’un axé sur l’information, l’autre sur l’instruction et le contenu à orientation éducative pour les plus jeunes, ne sont absolument pas redondants.

Enfin, il ne suffit pas d’en appeler à l’importance du web et des médias sociaux pour justifier le démantèlement de tout ce qui existait avant eux. Les différents médias se doivent d’être complémentaires entre eux pour favoriser une plus grande circulation des idées, quelles qu’elles soient, et non de venir à bout l’un de l’autre!

Que les jeunes consacrent toujours moins de temps à la télévision est un autre argument en faveur du maintien de Télé-Québec : si la télé peine de plus en plus à s’adresser aux gens de moins de 35 ans, seul un diffuseur public a pour mandat et peut se permettre les risques inhérents aux tentatives de rallier ces jeunes générations.

En s’adressant à elles, Télé-Québec peut contribuer à inscrire la télévision dans les habitudes de vie de ces générations. Elle constituerait en ce sens un des moyens d’encourager tout le secteur télévisuel à un nécessaire renouvellement de ses pratiques, tout en favorisant le maintien sa structure culturelle et commerciale.

Le contexte économique et les mutations sociales ne commandent pas de tout démanteler, mais de réfléchir avec davantage de rigueur. Ce qu’encourage Télé-Québec depuis 1968.

Jean-Philippe Tittley,
Chargé de projets, web et médias sociaux
Les Productions Bazzo Bazzo inc.

 




Je suis indésirable.

Les «Janette» ont fait grand bruit cette semaine en se proclamant premières femmes à donner publiquement leur opinion au sujet de la charte québécoise des valeurs, ou de la laïcité, selon qu’on soit plutôt raisin ou plutôt figue. Dans les deux cas, il me semble nécessaire de noter l’aspect fruité et délicat de leur prise de parole.

Fruité d’abord, parce qu’elles n’étaient pas les premières femmes à parler de cette charte bancale, à moins qu’on nous ait caché qu’Alexa Conradi, Julie Miville-Dechêne, Françoise David, Maria Mourani, ou même Pauline Marois, sont en vérité transgenres.

Si leur sortie, suite à celles de messieurs Parizeau, Bouchard et Landry, pouvait faire croire à une attendue et essentielle féminisation du regard sur la question, c’est que la voix des dames susmentionnées n’aura pas porté. Il faut alors se demander si, dans la conception québécoise du vivre-ensemble, les femmes intellectuelles et féministes ont droit de cité.

En prétendant être les premières femmes à parler du sujet, les prétendues féministes que sont les «Janette» nient hardiment la voix d’autres féministes qui, elles, ont passé leur vie à réfléchir à la condition des femmes plutôt qu’à se faire servir à heure de grande écoute par une Violette aux airs ancestraux de gouvernante bonasse.

Délicat, ensuite, parce que ce n’est pas à priori de la charte qu’elles ont parlé, mais de peur. Le mot de Janette, sous couvert de «vigilance», révélait un amalgame d’appréhensions, de xénophobie et d’intolérance. Je ne suis pas pour ma part un chantre du multiculturalisme, mais quand j’entends qui candidement admettre qu’elle aurait peur de se faire soigner par une femme voilée, qui dénoncer présomptueusement la folie des jeunes femmes qui se voilent, je n’y lis ni une affirmation de soi, ni du genre féminin, mais une négation de l’autre.

Les propos de Janette révèlent, en somme, la peur que la valeur principale (au sens de «principe», pierre angulaire sur laquelle s’érige tout le système de valeurs) d’une soignante voilée ne soit pas… d’être soignante.

Peur que la religion ait primauté, dans les soins qu’elle prodigue, sur les soins. Peur que la religion ait primauté, dans son enseignement, sur l’enseignement. Peur que la religion, la culture ou même le mode de vie ait primauté, dans son estampillage de formulaires T46, sur l’estampillage de formulaires T46.

La citation assassine de Mme Filiatrault, pour laquelle elle aura beau s’excuser cent fois sans qu’on n’y lise une moins profonde conviction, révèle quant à elle un refus catégorique de croire en l’affirmation réelle d’une musulmane, à l’intérieur d’un cadre spirituel, intime, plus vaste que la seule religion.

Certes, Filiatrault, feue Pedneault, Bertrand et al. ont milité pour le droit des femmes à jouir de la pleine autorité sur leur corps, et je tends à croire qu’on peut, femmes et hommes, leur en être gré. Mais avoir pleine autorité sur son corps, c’est aussi avoir droit de croire, à l’intérieur d’un cadre spirituel ou non, que sa chevelure appartient à l’intimité, tout comme l’émancipation sexuelle des femmes n’est en aucun cas une impérieuse obligation de multiplier les plans cul.

Culture du viol

À ce sujet, on a fait grand cas de l’irruption des Femen en sol québécois. Grand bien nous fasse: les éructations d’un Michel Beaudry auront bien montré l’incapacité d’un Québécois moyen à voir autrement le corps d’une femme que comme un carré de sable où s’adonner à des plaisirs finalement plutôt solitaires. À se demander si la tristement célèbre accusation des machistes francophones à l’endroit des féministes ne serait pas le résultat de leur propre graveleuse désagrégation. Tant mieux.

C’est là une raison suffisante pour voir se multiplier les coups d’éclat de Femen Québec: quand ça ne nous choquera plus de voir des seins militants, ce sera mission accomplie. En attendant, les Femen de chez nous ont ceci d’intéressant qu’elles ne s’inscrivent pas en rupture avec leurs prédécesseures féministes, mais s’en réclament.

L’autorité d’une femme sur son corps, c’est aussi le pouvoir de l’objectifier parfois, dans un but autre que sexuel. C’est le pouvoir de distinguer nudité et intimité, ce qui n’est vraisemblablement pas encore complètement acquis, j’en veux pour preuve les nombreux commentaires stupides saluant la joliesse du mode d’expression. J’ai moi-même tweeté que mon salon aussi était bleu. Pas fort.

Culture du viol (bis)

C’est, enfin, cette culture du tout-viol (sinon en actes, en esprit) que dénoncent les instigatrices de « Je suis indestructible », un site inspiré de l’oeuvre de Grace Brown et qui vise l’empowerment des femmes et des hommes victimes d’abus sexuel(s).

L’initiative est certainement louable, mais j’éprouve un certain malaise face à l’étalage de ce qu’il convient d’appeler des crimes, en prétendant se soustraire à leur effet dévastateur. On lit des témoignages dérangeants à l’extrême dans ce site, et presque chacun nous rappelle combien l’abus sexuel est l’expression radicale d’une domination de la victime par l’agresseur.

Loin de moi l’idée qu’il faille taire ce fléau, c’est plutôt la formulation qui m’indispose: elle affirme tout à la fois l’échec des agresseurs à dominer véritablement leur proie, et la scission entre le corps et l’esprit des abusé(e)s.

N’être pas détruit, ou être guéri, n’est pas la conséquence d’être indestructible, auquel cas les abuseurs pourraient bien s’adonner sans conséquence à leur domination. Si les victimes d’abus sexuels sont indestructibles, c’est donc au sens propre du mot: blessées, mais pas détruites.

La lente réappropriation du corps à laquelle travaillent les victimes d’abus sexuels n’est pas étrangère à l’oeuvre des féministes d’aujourd’hui et d’autrefois: toutes visent à se soustraire du joug d’un oppresseur (religieux, patriarcal, criminel).

Il ne faudrait toutefois pas confondre les moyens avec la fin: l’émancipation, quelle qu’elle soit, ne vise-t-elle pas après tout à sortir de la prison du corps?

Il ne faudrait peut-être pas risquer de s’emprisonner hors de lui.

Vouvoyer n’est pas une marque de respect de l’individu

C’est dimanche, jour de repos pour certains. Aujourd’hui, le propos sera peut-être un peu plus léger.

Prof Bock-Côté manifestait ce matin via Facebook sa frustration de voir un nombre important de correspondants s’adresser à lui en le tutoyant. Cela selon lui constitue une marque d’irrespect, un manque de déférence et relève de la sempiternelle dégradation des rapports sociaux…

Comme souvent, Bock-Côté s’exprimait du haut de son mépris, fondé sur un éventuel capital de sympathie que générerait son intellectualisme. Concrètement, il parlait comme il le fait souvent de faits sociaux auxquels il n’a vraisemblablement pas réfléchi très longtemps, pour camoufler qu’il est en fait nostalgique d’une époque… qui n’a jamais existé.

La question du vouvoiement, et de sa supposée relation au rapport à l’autorité, a été traitée par des sociolinguistes à quelques reprises depuis les années soixante. J’y ai consacré quelques semaines en 2006, pour constater que les a priori liés au vouvoiement sont… généralement erronés.

Le vouvoiement, s’il peut être synonyme de distance respectueuse, est le plus souvent la manifestation d’une compréhension de hiérarchies sociales et d’un calcul individuel d’utilité. Ce peut être vu comme un calcul économique, au sens large du terme.

Plus bas (ou au format PDF), le bilan de mes recherches. Rien qui pourrait légitimer à mes yeux que je vouvoie Bock-Côté…!

Avertissement : le style est néophyto-académique, évidemment (deux mille SIX, n’est-ce pas!)…

___________

Après avoir, dans les années 1970, généralisé l’usage du tutoiement en leur enceinte, nombre d’écoles ont, dans les récentes années, réintroduit le vouvoiement obligatoire en classe. S’il s’agit, pour certains, de favoriser le respect des élèves à l’égard des enseignants, il s’agit pour d’autres d’un leurre. Qu’en est-il vraiment ? Marquer le respect par obligation actualise-t-il véritablement le respect d’une personne ou n’est-ce qu’une hypocrisie socialement admise? L’histoire, à cet égard, nous suggère à penser que la seconde hypothèse est plus probante.

Du point de vue sociolinguistique, il y a tout lieu de croire que le vouvoiement n’est pas synonyme de respect pour tous, comme en témoignent certaines recherches menées au cours des dernières décennies. La corrélation à établir entre vouvoiement et respect dépend de facteurs sociolinguistiques communs (comme le sexe, l’origine socioprofessionnelle, l’âge, le contexte d’énonciation, etc.), mais aussi de facteurs plus originaux comme la sympathie mutuelle (Havu, 2006), l’appréciation personnelle du vouvoiement (Kerbrar-Orecchioni, 1992) ou l’acte d’identité (Gardner-Chloros, 2002).

Pour déterminer les facteurs influant cette corrélation, nous porterons tout d’abord une attention particulière à l’évolution des théories sociolinguistiques portant sur les pronoms d’adresse en français, des concepts de pouvoir et solidarité (Ager, 1990; Brown & Gilman, 1960), d’émotion accrue (Brown & Gilman, 1960; Mühlhäusler & Harré, 1990), jusqu’à ceux d’ignorance des « barrières sociales » (Bustin-Lekeu, 1973) et d’esprit contestataire (Béal, 1989). Nous observerons ensuite un corpus de recherches sociolinguistiques montrant l’utilisation effective des pronoms, selon qu’ils sont considérés par les interlocuteurs (jeunes, adultes, élèves, enseignants…) comme des manifestations possibles de l’une ou l’autre de ces théories. Enfin, nous nous permettrons de jeter un regard du côté des tâches qui restent à accomplir pour bien comprendre l’utilisation des pronoms de deuxième personne, en français.

Il est à noter, enfin, que nous tenterons d’établir les concepts dans une perspective synchronique, la plus actuelle qui soit, cependant que nous n’hésiterons pas à avoir recours à des exemples d’autres époques lorsque ceux-ci peuvent s’avérer pertinents.

2. Que signifient les pronoms d’adresse ?

Il convient tout d’abord, et pour bien comprendre la portée des prochains paragraphes, de distinguer d’une part l’évolution de l’usage des pronoms d’adresse et d’autre part l’évolution des théories sur les pronoms d’adresse. On conçoit aisément que les usages des pronoms aient pu changer grandement au fil de l’histoire, cependant que ce n’est qu’en quelques décennies qu’ils ont été théorisés en sociolinguistique.

Ainsi, Brown et Gilman (1960) soulignaient que l’usage du tutoiement ou du vouvoiement était d’abord très aléatoire, mais le vouvoiement de mise en tragédie classique, noblesse oblige (Gardner-Chloros, 2003). Si cela a certainement eu une influence sur les usages actuels, peut-on conclure, ainsi que le faisaient Brown et Gilman, que la classe sociale détermine l’usage ? Peut-être, cependant que dans des milieux où les classes sociales sont aussi peu marquées qu’au Canada, et à moindre effet en France post-68 (Lambert & Tucker, 1976), ce critère sociolinguistique n’est sans doute pas le plus pertinent de tous. Nous nous concentrerons donc davantage sur l’évolution des théories en regard des usages actuels.

Pouvoir et solidarité

Lorsque Brown & Gilman se sont intéressés, en 1960, aux phénomènes entourant les pronoms de deuxième personne en langue française, ils ont imaginé un système de variables sociolinguistiques plus ou moins dichotomiques en fonction du pouvoir et de la solidarité. On supposait que certains rangs sociaux imposaient un vouvoiement, réciproque ou non, héritage du pouvoir collectif investi en certains empereurs à une lointaine époque (Gardner-Chloros, 2003, p. 2).

Le critère solidarité quant à lui aurait été conceptualisé autour de la révolution française, après que le tutoiement fût devenu obligatoire pour opposer la solidarité du peuple aux schèmes de pouvoir mobilisés par l’aristocratie qui recevait « vous » en donnant « tu ». (Gardner-Chloros, 2003, p. 4)

Ainsi, l’usage serait passé d’un « vous » généralisé, où « tu » signifiait de la part de celui qui l’utilisait une supériorité hiérarchique, à un « tu » généralisé où le vouvoiement devient signe de respect particulier. (Peeters, 2004, p. 4)

Bien qu’intéressante, la dichotomie pouvoir/solidarité ne permet de rien affirmer quant aux usages non-réciproques. Qui dit « tu » et reçoit « vous » prend-t-il part à une relation unilatéralement solidaire ? Évidemment, non : ainsi, le critère de pouvoir reprend, en plusieurs circonstances, ses anciens droits.

Qui plus est, les usages relativement au pouvoir ou à la solidarité peuvent différer d’une personne à l’autre, voire pour une même personne d’une situation à une autre.

Alors que certains continuateurs de Brown & Gilman, dont Braun, trouvent une explication de ces différences circonstancielles dans la conscience chez le locuteur du niveau de formalité du contexte d’énonciation (Hughson, 2003, p. 4), il semble être plus malaisé de justifier les variations apparemment sporadiques de « tu » et « vous » en un contexte identique ou similaire, qui sont pourtant bien réelles (Schoch, 1978cf. Peeters, 2004).

La distance sociale

L’usage du tutoiement et du vouvoiement a aussi été considéré par plusieurs comme un marqueur de distance sociale, ou de réserve. Ainsi, dans son ouvrage général de sociolinguistique française, Ager (1990) affirme que le vouvoiement est un clair marqueur de distance sociale, le tutoiement étant réservé à la famille. Par extension, l’usage de « tu » en société marquerait l’inclusion de la personne tutoyée dans une représentation familiale.(Ager, 1990, p. 209)

Bien que la portée familiarisante du propos puisse être quelque peu surannée, cette théorie pourrait valoir à tout le moins pour une part de la population. Dans son enquête sur le français de Lausanne, Schoch (1978) a établi que parmi les universitaires, le vouvoiement était effectivement considéré comme un outil de distanciation sociale, le tutoiement étant plus couramment utilisé (Hughson, 2003, p. 20; Peeters, 2004, p. 11).

Qui plus est, cette théorie peut intégrer l’idée glissée notamment par Mühlhäusler & Harré (1990, p. 132), voulant qu’en situation d’émotion accrue (high degree of emotional excitement), le vouvoiement laisse momentanément place au tutoiement.

Hughson, mettant à jour les données de Gardner-Chloros (1991) sur les usages liés aux pronoms de deuxième personne inclut aux critères sociolinguistiques classiques une notion d’intimité (Hughson, 2003, p. 4), qui vient en quelque sorte allier le concept de solidarité développé par Brown & Gilman et celui de distance sociale. Ainsi, l’intimité d’un tu s’oppose à la distance sociale, mais renforce l’idée de solidarité.

Des théories globalisantes au concept d’identité

Comme nous avons pu le laisser apercevoir jusqu’ici, les plus récentes recherches sociolinguistiques portant sur les pronoms d’adresse ne cherchent plus à définir de système binaire de variables justifiant l’emploi de l’un ou l’autre des pronoms de deuxième personne, mais à juxtaposer, si ce n’est superposer aux critères déjà établis, de nouveaux éléments influençant le choix de tu ou vous.

La multiplication de ces critères s’explique en ce que, contrairement aux langues qui possèdent un vaste système d’adresse et dont l’usage est défini a priori, le français n’offre qu’un choix bipolaire, laissant une grande place à des facteurs personnels, donc variables, quant au choix de pronoms (Gardner-Chloros, 1991, p. 142).

On compte au nombre de ces facteurs la plutôt classique situation d’énonciation, à laquelle on apporte quelques nuances très particulières. En effet, une même personne pouvant être vouvoyée dans un contexte, sera tutoyée dans un autre, notamment pendant une séance sportive (Gardner-Chloros, 1991). L’habillement de l’interlocuteur est aussi à prendre en considération, comme indice de la classe sociale (Dewaele, 2002, p. 3), tout comme le comportement plus ou moins hautain (Havu, 2006, p. 13).

On suggère en outre le facteur interlocuteur connu/inconnu, remarquant que le vouvoiement sera davantage utilisé à l’égard d’une personne inconnue, fut-elle de même classe sociale, voire membre de la famille éloignée (Gardner-Chloros, 1991)

Il existe évidemment une panoplie d’autres critères plus ou moins pertinents ou alors tellement spécifiques – parfois même personnels – qu’ils n’ont plus une valeur sociolinguistique très valable. C’est peut-être pourquoi les recherches sociolinguistiques prennent en regard des pronoms de deuxième personne une tangente qui relève presque de la psycholinguistique.

En ce sens, Kerbrat-Orecchioni (1992) remarque que l’absence de prescription sociale quant au choix entre tu et vous fait en sorte que chaque locuteur en fait son appréciation personnelle, et utilise en conséquence les pronoms d’adresse. Or, cette appréciation personnelle peut à la fois être socialement définie d’une part et révéler beaucoup de l’individualité du locuteur, d’autre part.

Comme le fait très justement remarquer Hughson :

L’individu se sert […] de sa langue pour définir consciemment ou inconsciemment sa relation avec son interlocuteur, pour construire son concept d’identité à l’intérieur d’un groupe social et pour répondre au contexte social dans lequel il se trouve. (C’est nous qui soulignons) (Hughson, 2003, p. 2)

Le concept d’identité dont il est ici question réfère donc à l’image que le locuteur souhaite qu’on se fasse de lui. Encore une fois, il importe de poser en variables indépendantes les critères sociolinguistiques : on ne peut déterminer avec cette seule caractéristiques qu’un tutoyeur aspire à paraître de classe sociale supérieure ; il pourrait en être tout le contraire. En revanche, il est très probable que qui veut projeter l’image bourgeoise tutoie une bonne part de ses interlocuteurs.

Ce processus de représentation peut être conscient ou non, mais il se posera nécessairement en conséquence de choix sociaux, politiques, culturels, esthétiques, personnels : d’où que Gardner-Chloros considère, à juste titre selon nous, le choix de « tu » ou « vous » comme un acte d’identité, lui-même sociologiquement influencé. (Gardner-Chloros, 2002)

Béal (1989) considère d’ailleurs que le choix de « tu » fait par les jeunes locuteurs est une conséquence de « l’image et des privilèges distincts [qui leur sont conférés par] les médias et la société. » (Béal, 1989, p. 68) et de l’esprit contestataire propre à l’adolescence.

Il appert donc, à la lumière de ces nombreuses théories, que le choix pour un élève ou un étudiant du pronom « tu » ou « vous » n’est pas strictement déterminé par une question de respect, mais à la fois par l’impression que fait un enseignant sur lui, par les règles en vigueur dans un établissement et par la volonté que le jeune locuteur a ou non de les transgresser, en regard de l’acte d’identité qu’il désire poser, voire qu’il pose inconsciemment sous l’influence de pairs, et bien d’autres facteurs.

Bien qu’il soit impossible de dénombrer l’ensemble des facteurs influant le choix du pronom d’adresse, il semble admissible, suite à ce bref survol des plus importantes théories sociolinguistiques y étant reliées, d’observer les études plus spécifiques aux jeunes locuteurs et de tenter une distribution des résultats selon les facteurs déterminants du choix.

Comment sont utilisés les pronoms d’adresse ?

Nous tâcherons maintenant de définir, parmi les facteurs et critères suggérés par les théories sociolinguistiques présentées en première section, lesquels de ceux-là s’appliquent le mieux aux choix de pronom d’adresse effectués par les élèves et étudiants interrogés lors de deux enquêtes sociolinguistiques publiées.

Dans chaque cas, les auteurs des études ont eux-mêmes émis des hypothèses, voire élaboré des critères sociolinguistiques à partir des données obtenues. Nous mettrons donc leurs conclusions en parallèle et les discuterons.

Hughson (2003) : une interprétation conservatrice

 

Jo-Ann Hughson a effectué en 2003 une étude sur les pronoms d’adresse dans la banlieue parisienne où elle interrogeait des élèves entre 14 et 17 ans. L’auteure a pu identifier quelques tendances fortes, certes révélatrices.

D’abord, il semble que les jeunes locuteurs privilégient massivement le pronom « tu », choisi sur la base du facteur « âge », où une proximité d’âge représente selon l’auteur une solidarité suffisante pour justifier l’emploi de ce pronom. Il apparaît conséquent que la moitié d’entre eux soulignent une relation tutoyé-vouvoyeur avec les enseignants.

S’il semble vraisemblable que cette relation en soit une conforme à la « nature hiérarchisée [de leurs] rapports » (Hughson, 2003, p. 13), nous doutons que le vouvoiement soit pour autant une marque de respect et de politesse, ce qui constitue pour l’auteur une conclusion de facto. L’acceptation de rapports hiérarchisés est-elle en effet garante du respect ?

L’auteur suggère que la situation de dépendance par rapport aux enseignants où les élèves se trouvent fait en sorte que ceux-ci « ont intérêt à manifester verbalement leur respect envers [eux] » (Hughson, 2003, p. 13)

En fait, la nature même de cet « intérêt » travestit la notion de respect : en ayant avantage à se montrer polis, les élèves privilégieront vraisemblablement le vouvoiement, bien qu’il soit non-naturel chez eux – comme Hughson le laisse entendre elle-même – désireux de faire valoir une identité méritoire. Nous ne nions pas la plausibilité du respect sous-jacent au vouvoiement des enseignants, cependant que nous ne le considérons pas incontestable : il pourrait n’être qu’un acte d’identité, au sens de Gardner-Chloros.

Il paraît de surcroit y avoir une incohérence entre la traditionnelle sémantique du pouvoir que Hughson semble adopter – sa méthodologie ne tient pas même compte du contexte, en dépit de sa sensibilité à de tels facteurs (Hughson, 2003, p. 1) – et les conclusions qu’elle tire. Accepter les schèmes de pouvoir et de solidarité ne signifie-t-il pas en un tel contexte admettre une artificialité de la politesse, que ne sous-tend pas nécessairement le respect ? Nous croyons qu’il serait plus juste de croire à une représentation de soi favorable à la bonne entente, et par ailleurs, que le vouvoiement en soit un de distanciation, afin d’éviter les faux pas…

Lyster (1996) : une interprétation sommaire

 

Dans une recherche sur la maîtrise des caractéristiques sociolinguistiques du français chez les apprenants étrangers de cette langue, Lyster remarque que « vous » est presque toujours utilisé en écrit formel par les locuteurs natifs (québécois) du français, alors qu’il ne l’est pas en écrit informel, et bien peu à l’oral, les situations formelles y étant plus rares par ailleurs. (Lyster, 1996, p. 177)

Lyster en conclut que les adolescents utilisent « vous » comme marqueur de formalité, sous-tendu par la conscience d’une distance sociale. Il argue également que « vous » n’est pas, chez les adolescents, un marqueur de politesse au même titre que le temps conditionnel utilisé dans une requête. Encore, « vous » n’aurait pas à être utilisé pour marquer la politesse en écrit formel alors que le conditionnel y suffit. Le vouvoiement a donc une autre signification.

Si l’argumentation de Lyster est certes pertinente, et la comparaison entre le vouvoiement et l’usage du conditionnel très probante, nous pensons que cette explication ne suffit pas. En effet, le vouvoiement peut certes marquer la formalité d’une relation – encore faut-il que le jeune locuteur soit sensible à ces subtilités – il n’est pas dit pour autant que cette formalité soit jugée de façon équivalente selon chacun.

Le groupe d’enquêtés de Lyster comprend quelque quarante-quatre jeunes locuteurs natifs du français de même origine, d’âge très semblable et fréquentant une même école. Peut-on parler d’un ensemble diversifié ?

Nous ne nions pas la systématicité des variations « tu » / « vous » en fonction du niveau de formalité d’un contexte, mais pensons que le jugement de formalité dépend d’autres facteurs sociologiques définissant les interlocuteurs, comme leur origine sociale, leur âge, de leur expérience des relations sociales, etc.…

Le respect, une formalité ?

 

Dans chacune des deux études susmentionnées, des jugements étayent des hypothèses tout à fait fondées, mais montrent une pensée quelque peu superficielle. Pourtant, si les conclusions tirées nous semblent très sommaires, il n’en est pas moins intéressant de les mettre en relation l’une avec l’autre.

D’une part, Hughson affirmait que la hiérarchie des rapports étudiés nécessitait de la part des élèves un certain respect, matérialisé par le vouvoiement, à l’égard des professeurs. D’autre part, Lyster montre que le vouvoiement manifeste la conscience des locuteurs du contexte de formalité en lequel ils se trouvent.

En joignant ces deux hypothèses, on peut affirmer que la conscience des locuteurs de la formalité nécessaire à un contexte bien précis, celui d’une salle de classe, se matérialise par une marque de respect, à tout le moins apparent, de l’enseignant. En d’autres termes, nous dirions que le vouvoiement symbolise la conscience chez les élèves des potentiels apports des enseignants. Encore, que le respect (n’)est (qu’)une formalité nécessaire à l’avancement dans la hiérarchie sociale.

Cet intérêt pour l’avancement, s’il se manifeste, se traduira par des rapports polis et respectueux avec les enseignants, sans pour autant être nécessairement basés sur un respect profond de la personne de l’enseignant. En un cas où la volonté d’avancement serait virtuelle, c’est-à-dire non réalisée, ou même tout simplement absente, se confirmeraient les hypothèses de Béal (1989) concernant l’esprit contestataire de certains adolescents : ils n’ont, momentanément, rien à faire de l’avancement social, et agissent en conséquence en n’actualisant pas la formalité de respect.

Quoi qu’il en soit, l’attitude adoptée par l’adolescent a des effets sur chaque pronom d’adresse prononcé, qui constitue en soi un acte d’identité, sociologiquement et psychologiquement défini, et déterminé par ailleurs par le jugement qu’il se fait de son interlocuteur. Devant un enseignant, l’adolescent sait – ou suppose de – ce que ce dernier peut lui apporter. Devant un inconnu, les facteurs de tenue vestimentaire, de posture, de comportement, etc., prendront une importance plus grande, parce qu’ils constituent les probables signifiants (au sens saussurien) de l’attitude (le signifié) de l’interlocuteur à l’égard de l’adolescent, attitude elle-même signe d’une potentielle aide ou nuisance dans l’avancement social de l’individu.

Conclusion

 

Qu’ils soient supportés par une sémantique du pouvoir ou une sémantique de la solidarité, qu’ils relèvent d’un processus de distanciation sociale ou de facteurs plus circonstanciels (et superficiels), les différents usages des pronoms de deuxième personne en langue française n’ont pas fini de révéler quelques secrets-surprises. Les études portant sur les alternances « tu » / « vous », bien que débutées dans les années 1960, n’ont pas jusqu’ici donné de très probantes conclusions, conséquence du flou sémantique évolutif (!) entourant ces pronoms.

En ce qui concerne la corrélation à établir entre vouvoiement et respect, nous persistons dans l’idée qu’elle ne saurait être absolue, mais ne doutons pas néanmoins de sa réalité, fut-elle indirecte. Utiliser le vouvoiement, même par formalité, est signe de respect : que ce soit l’interlocuteur ou le système d’usages sociolinguistiques, sociopolitiques, ou strictement sociaux, quelque chose est respecté, et cela se matérialise notamment à l’égard des enseignants de plusieurs institutions d’enseignement.

Ça ne signifie aucunement que le vouvoiement soit une marque de déférence ou de respect intrinsèque de la personne. À l’inverse, et plus important encore, le tutoiement ne saurait être considéré comme une marque d’irrespect envers une personne.

 

Bibliographie

 

Ager, D. E. (1990). Sociolinguistics and contemporary French. Cambridge: Cambridge University Press.

Béal, C. (1989). On se tutoie? Second Person Pronominal Usage and Terms of Address in Contemporary French. Australian Review of Applied Linguistics, 12(1), 61-82.

Brown, R., & Gilman, A. (1960). The pronouns of power and solidarity. In T. A. Sebeok (Ed.), Style in Language (pp. 253-276). New York: Wiley.

Bustin-Lekeu, F. (1973). Tutoiement et vouvoiement chez les lycéens français. The French Review : Journal of the Americain Association of Teachers of French, 46(4), 773-783.

Dewaele, J.-M. (2002). Vouvoiement et tutoiement en français natif et non natif. Une approche sociolinguistique et interactionnelle [Electronic Version]. La Chouette, 33, 1-13 from http://www.bbk.ac.uk/lachouette/chou33/33Dewael.pdf.

Gardner-Chloros, P. (1991). Ni tu ni vous : principes et paradoxes dans l’emploi des pronoms d’allocution en français contemporain. Journal of French Language Studies, 1(2), 139-155.

Gardner-Chloros, P. (2002). L’usage de TU/VOUS, un « acte d’identité »? Paper presented at the The French Language and Questions of Identity.

Gardner-Chloros, P. (2003). Le développement historique de T/V en français et en anglais : parallélisme et divergence. Paper presented at the Colloque sur les pronoms de la deuxième personne dans les langues de l’Europe. Retrieved 14 novembre 2006, from http://cvc.cervantes.es/obref/coloquio_paris/ponencias/pdf/cvc_gardner.pdf.

Havu, E. (2006). Quand les français tutoient-ils. Paper presented at the 16e Congrès des romanistes scandinaves. from http://www.ruc.dk/isok/skriftserier/XVI-SRK-Pub/KFL/KFL06-Havu/.

Hughson, J.-A. (2003). « Tu » et « Vous »: étude sociolinguistique dans la banlieue parisienne Paper presented at the colloque sur les pronoms de la deuxième personne dans les langues de l’Europe. from http://cvc.cervantes.es/obref/coloquio_paris/ponencias/pdf/cvc_hughson.pdf.

Kerbrar-Orecchioni, C. (1992). Les intéractions verbales tome II. PAris: Armand Colin.

Lambert, W. E., & Tucker, G. R. (1976). Tu, vous, usted : a social-psychological study of address patterns. Rowley, Mass.: Newbury House.

Lyster, R. (1996). Question Forms, Conditionals, and Second-Person Pronouns Used by Adolescent Native Speakers across Two Levels of Formality in Written and Spoken French. [Electronic Version]. The Modern Language Journal, 80, 165-182. Retrieved été 1996 from http://links.jstor.org/sici?sici=0026-7902%28199622%2980%3A2%3C165%3AQFCASP%3E2.0.CO%3B2-I.

Mühlhäusler, P., & Harré, R. (1990). Pronouns and people : the linguistic construction of social and personal identity. Cambridge: Basil Blackwell.

Peeters, B. (2004). Tu ou vous [Electronic Version]. Zeitschrift für französische Sprache und Literatur 114, 17 from http://www.utas.edu.au/french/people/peeters/Tu_ou_vous.pdf.

Schoch, M. (1978). Problème sociolinguistique des pronoms d’allocution : « tu » et « vous » enquête à Lausanne. La Linguistique: revue de la société internationale de linguistique formelle, 14(1), 55-73.

 

 

Contre la gratuité: qui les recteurs servent-ils?

À l’approche du Sommet sur l’enseignement supérieur, de vives oppositions reprennent le parquet de l’actualité, après avoir été momentanément délaissées depuis l’été dernier. Si les critiques à l’endroit de l’ASSÉ qui prône à court terme l’instauration de la gratuité scolaire se font si véhémentes, il y a tout lieu de nous demander quelles sont les raisons d’une telle opposition, ainsi que les motifs qui ont présidé à la campagne médiatique en faveur des hausses de frais de scolarité mise en lumière récemment par l’IRIS.

Les thèses qui cherchent à discréditer la gratuité scolaire sont, en elles-mêmes, trop déconnectées du monde universitaire, de ses fondements, de ses ambitions, pour être crédibles lorsqu’elles sont énoncées par les administrateurs-mêmes de ces institutions. À tel point qu’on en vient à douter de leur honnêteté. Si l’on devait instaurer chez nous la gratuité universitaire, la simple suggestion qu’un changement si radical à l’accès au système universitaire ne s’accompagnerait pas de mesures visant à encadrer l’accessibilité ne peut paraître que fallacieuse.

Cela nous amène inévitablement à chercher ailleurs les motifs qui font notamment des recteurs d’ardents défenseurs des hausses de droits de scolarité et de farouches opposants à la gratuité. Certes, ils envient les moyens dont disposent certaines universités canadiennes, qui proviennent en large proportion, il est vrai, du lourd tribut de leurs étudiants. Ces moyens pourraient cependant tout aussi bien être accordés par un gouvernement plus audacieux en matière de fiscalité. D’éminents économistes l’ont confirmé, dont Jacques Parizeau tout récemment.

La logique la plus primaire enjoint à croire que ceux qui profitent d’une option, s’ils en sont bien informés, s’en feront les plus ardents défenseurs. A fortiori lorsqu’il est question d’argent. Or dans le présent cas, ce sont les institutions financières qui profitent le plus d’un endettement individuel, quel qu’il soit. Aux intérêts perçus sur le remboursement des dettes étudiantes, dont on pourrait dire qu’ils demeurent marginaux par rapport à l’ensemble des revenus bancaires, s’ajoutent les gains enregistrés par la transformation de ces prêts en produits financiers, lesquels servent à leur tour l’ensemble du milieu financier.

Par un «heureux hasard», le dé-financement du secteur universitaire qui s’est opéré au cours des dernières années, établissant leurs revenus en fonction du seul nombre d’étudiants inscrits (EETP), a forcé les institutions à réfléchir en des termes marchands, les asservissant à l’impératif de croissance pour assurer leur financement.

Cela, surtout, devait justifier que les conseils d’administration soient cooptés par des gens du milieu financier, à la fois pour planifier des stratégies d’expansion de la «clientèle» et pour assurer aux institutions prêteuses la mainmise sur les «décisions d’affaires» des universités endettées auprès d’elles.

Ainsi, l’UQAM verra jusqu’en 2014 la présidence de son conseil d’administration assurée par Isabelle Hudon, ancienne présidente de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain et responsable du développement des marchés pour le Québec à la financière SunLife. Elle s’assoit au conseil aux côtés de Marie-Claude Boisvert, chef de l’exploitation chez Desjardins.

À Concordia, le poste de chancelier est depuis longtemps pourvu par Jacques Ménard, président pour le Québec de la BMO Marchés financiers et président du conseil de BMO Nesbitt Burns. Autour de lui sur le Board of Governors, Tony Meti, ex-VP sénior de la section banque commerciale du groupe financier Banque Nationale et Jacques Lyrette, qui est aussi l’un des administrateurs de Desjardins – Développement International.

Le scénario se répète à l’Université de Montréal, où siège Françoise Guénette, autrefois responsable de la gestion du risque, et aujourd’hui vice-présidence des services corporatifs chez Intact Corporation financière. Marc Gold l’y assiste, VP chez Maxwell Cummings, une société d’investissement immobilier et de portefeuille.

Il en est de même pour toutes les Universités: de nombreux membres des conseils d’administration sont issus directement du secteur financier, ou en ont été de proches collaborateurs auprès des gouvernements. Même le réseau de l’Université du Québec, pour l’exercice 2010-2011, comptait à son Assemblée des gouverneurs quatre membres provenant du Mouvement Desjardins, sur les six non issus du milieu académique.

Loin de moi l’idée que ces gens gouvernent nos universités avec mauvaise foi. Bien au contraire, ils en assurent la meilleure subsistance au sein même du paradigme qui est le leur: celui de la compétition, où l’innovation prend le sens de «rentabilisation contextuelle des ressources», où l’adaptabilité prend le sens de «développement à courte vue», où l’adhésion à un effet de mode a un potentiel de rentabilité immédiate plus important que la perpétuation des savoirs fondamentaux grâce à l’enseignement ou à la recherche.

Les plans directeurs et de développement qu’ils élaborent pour les Universités sont tout entiers dédiés à cette vision mercantile de l’instruction. L’incessante création de programmes hybrides en est un exemple probant. Ces baccalauréats en médias numériques et autres certificats en gestion de la chaîne d’approvisionnement, axés surtout sur la transmission de compétences techniques, ne s’intéressent à la connaissance que de façon superficielle.

De tels programmes de formation ont une date de péremption. Les techniques évoluent nécessairement, ou passent. Rapidement, les diplômés formés à des méthodes obsolètes, insuffisamment outillés pour transposer leurs connaissances, se condamnent à la formation continue et viennent grossir les rangs de la population dépendante à l’institution. Rien d’étonnant au fait qu’un tel discours convainque un recteur soucieux de voir son institution briller parmi les meilleures.

Doit-on y voir une machination destinée à prendre le pas sur l’ensemble de la société ? Peut-être pas. Consciemment ou non, ces gens reproduisent tout simplement les méthodes qu’ils appliquent dans d’autres secteurs de l’économie. Car le savoir n’est pour eux que ça : un secteur de l’économie. Il est donc tout naturel qu’ils cherchent également à y avantager ce sans quoi l’économie contemporaine s’écroulerait : la dépendance menant à la surconsommation, et la surconsommation au crédit.

Après, ce n’est qu’affaire de créer le besoin initial. Les Ménard, Hudon et al. ne donnent d’ailleurs pas leur place lorsqu’il est question de dénigrer la qualité de la main d’œuvre québécoise, prétendument sous-diplômée.[1] [2] [3]

Une instruction gratuite, libre et accessible est donc non seulement viable économiquement, mais elle serait probablement gage d’une instruction de meilleure qualité, non vouée à une obsolescence rapide. Tout recteur nommé par un conseil d’administration formé de l’élite intellectuelle de nos Universités, plutôt qu’une élite affairiste, s’empresserait sans doute de nous en convaincre.



[1] Bérubé, A. «Un plaidoyer pour l’innovation et la productivité», La Tribune, vendredi 18 juin 2010, p. 13.

[2] Shaeffer, M.-È. «Les jeunes devront être plus productifs que leurs parents», Métro (Montréal), mardi 28 septembre 2010, p. 10.

[3] Milette, L. «La Chambre de commerce de Montréal fait sa profession de foi à l’égard de l’enseignement supérieur», Les Affaires, lundi 12 février 2007

 


Une définition au sommet…

GRATUITÉ [ɡʁatɥite] n.f. Caractère de ce qui est gratuit, que l’on donne sans faire payer. Enseignement gratuit.

Même si nos raisons diffèrent, il est difficile de ne pas souscrire au diagnostic de la rectrice de l’Université McGill, Heather Monroe-Blum, qui déclarait la semaine dernière que le Sommet élaboré par le Parti québécois au sujet de l’enseignement supérieur est une vraie « farce ».

Après avoir tenté de discréditer l’ASSÉ en qualifiant la revendication de gratuité scolaire d’irréaliste et de radicale, le ministre Pierre Duchesne se retrouve aujourd’hui face au conseil national de son propre parti qui préconise un gel « ou toute autre proposition permettant de diminuer l’endettement étudiant ».

Devant cet imprévu qui met en évidence le schisme qui s’opère au PQ, dont la base militante-même ne se reconnaît plus dans les positions du gouvernement, Marois est accourue pour échouer à sauver la face en servant aux médias un contresens comme ceux auxquels nous avait habitués le gouvernement de Jean Charest. «Pour moi indexation égale gel », a en effet déclaré sans sourciller la première Ministre.

Non seulement cela ajoute-t-il au poids déjà insoutenable de la dérive sémantique à laquelle nous avons assisté au Québec depuis un an, mais on y voit confirmé ce que nous savions déjà : les décisions du Sommet sont prises, et il faut pour le PQ parvenir à tout prix à les justifier à l’opinion publique, quoi qu’il advienne. Même si l’on doit pour ce faire, et à l’encontre de ses propres militants, réécrire le dictionnaire.

Même s’il faut également renier ses engagements électoraux – d’ailleurs l’argument du déséquilibre du dernier exercice financier sera toujours là pour justifier qu’on n’en respecte aucun, n’est-ce pas ?

Pourtant, de tout ce Sommet, le plus inacceptable sera très certainement tout ce qu’on n’en dit pas maintenant – et qui menace néanmoins de s’y décider.

La différenciation de la tarification (c’est bel et bien de cela qu’il s’agirait désormais) selon les programmes d’études, voire selon l’institution fréquentée, est une menace de marchandisation absolue de l’instruction universitaire. Si l’on paie pour son baccalauréat comme pour un grille-pain, on est en droit de comparer les deux : a-t-on vu la qualité des grille-pains s’améliorer, récemment ? La prochaine étape qui, elle, ne se discutera pas sur la place publique, ce sera l’obsolescence programmée des formations universitaires.

Paradoxalement, l’assurance qualité qu’on tentera de nous faire gober en douce comme devant empêcher cette dérive est précisément conçue pour la stimuler. L’industrie souhaite un arrimage de l’Université à ses exigences, lesquelles sont déjà complètement périmées en quelque cinq ans. Le jour où les entreprises embaucheront des jeunes diplômés tout formés pour leurs besoins, ce sera signe que les diplômes ont perdu de la valeur, pas l’inverse.

Qu’à cela ne tienne, le remboursement proportionnel au revenu (que le Conseil du Patronat garde sous respirateur artificiel dans les médias) vous permettra de retourner sur les bancs d’école en continuant à vous endetter – et ne faire que cela votre vie durant – sans empêcher la famille, comme on disait.

Le centre-gauchisme de surface du Parti Québécois souffre soit d’aveuglement volontaire, soit de l’exact même souffle au cœur que la CAQ ou le PLQ : un tout-à-l’économie qui force une vision bornée à l’immédiat et fait oublier que le peuple est là, partout autour des colonnes de chiffres.

Semblerait que Marois, Duchesne et les autres l’aient oublié, s’ils l’ont jamais su. Il faudra être là pour le leur rappeler, le 26 février prochain, en marge de la Farce sur l’enseignement supérieur.

D’ici là, on a cru bon fournir une définition du mot « gratuité ».

 

_____

Ce texte a été originalement publié dans L’ASSAUT des sciences humaines. Le bulletin d’information de l’AFESH-UQAM, Édition du lundi 11 février 2013.

Nous n’avons rien gagné qu’une bataille

Nous y voici; à deux semaine de la date anniversaire des premiers votes de grève massifs qui devaient conduire au plus important mouvement de contestation étudiante que le Québec ait connu. À la fois par sa longévité, son intensité, et par sa popularité, le printemps érable aura redéfini la nature même des mouvements sociaux chez nous.

Pertinent et obstiné, ce printemps aura fait hurler (d’humiliation) tous ceux qui raillaient depuis leur confortable chaise de chroniqueurs l’apathie présumée, le désengagement prétendu et le manque de détermination supposé de notre génération qui, il est vrai, avait peu fait jusqu’alors pour les contredire. Continuer la lecture de « Nous n’avons rien gagné qu’une bataille »

Art jetable

Le tout nouveau complexe 2-22 Sainte-Catherine, propriété de la Société de Développement Angus (SDA), a été inauguré cette année en grandes pompes. L’immeuble sis au coin de Saint-Laurent et Sainte-Catherine, deux artères parmi les plus importantes de l’histoire de Montréal, abrite la radio communautaire CIBL, le guichet La Vitrine qui rassemble sous une même marquise toute l’offre culturelle de la métropole, et de nombreux organismes culturels.
 Rien de plus normal, donc, que de s’attendre à ce que la SDA innove en matière d’intégration des arts à l’architecture, pour répondre à la célèbre «politique du 1%» en vigueur depuis 1961, voulant que tout édifice à vocation publique consacre un pourcent de son budget global à une oeuvre d’art.

Et c’est précisément sous ce vocable d’innovation que le projet du 2-22 a été présenté: on y tiendra une fois l’an, et ce pour les cinq prochaines années, une performance artistique évolutive, intégrée à l’architecture. L’artiste Thierry Marceau en sera maître d’oeuvre, et c’est à même la vitrine de l’édifice qu’il effectuera sa performance, un rappel d’une oeuvre phare de l’art contemporain réalisée en 1974 par Joseph Beuys.

Or, de quelle innovation s’agit-il exactement? Certes, l’initiative de la SDA et de Marceau renouvelle la portée de la politique du 1%. Certes, la valorisation de l’art performatif, souvent mésestimé, en plein coeur du centre-ville montréalais a de quoi réjouir. Toutefois, la production et la diffusion d’une telle performance dans le cadre de la Politique d’intégration des arts à l’architecture me semble aussi innovante que l’invention du rasoir BIC jetable…

Une innovation à double-lames

N’est-ce pas formidable que la performance jouisse enfin du même sort que les arts plastiques? Le dire comme ça, c’est le voir en terme de financement des artistes. Profiter d’une vitrine, dans tous les sens du terme, et d’une vente, est une chance hors du commun. C’est bien, mais ça ne remplit que le tiers de la mission de la politique du 1%, laquelle mission se décompose en trois volets: la transaction, la diffusion et l’éducation.

Il y aura bien entendu financement de cette oeuvre de performance, son «achat» étant bel et bien contracté. Encore que, à la différence d’une oeuvre d’art plastique dont l’utilisation subséquente se voit également rétribuée, la performance ne pourra pas quant à elle se retrouver dans une autre oeuvre, cinématographique, télévisuelle ou photographique. En temps normal, cette reproduction de l’oeuvre assure à l’artiste ou à sa succession des revenus lorsque celle-ci se retrouve dans une scène de film ou lorsque l’on s’y intéresse plus directement comme dans le cas des séries ART PUBLIC et VU PAR HASARD que produit ARTV.

On peut aussi arguer que le volet diffusion se réalise pleinement parce qu’on s’attend tout de même à ce que ladite performance soit médiatisée. Mais l’instantanéité de la diffusion pose problème en ce qu’aucune trace de la performance ne subsistera a posteriori sur les lieux de l’événement. Même s’il devait y avoir des photographies, ou une vidéo intégrée à l’architecture, ce n’est pas l’oeuvre elle-même, dans tout ce qu’elle peut avoir de grandiose lorsqu’on y accorde 1% d’un tel budget de construction, qui subsistera.

Idem pour le volet d’éducation. La momentanéité de l’oeuvre ne favorise aucunement l’éducation de la population québécoise à la prégnance de l’art qui se pratique en cette province, du moins pas autant que lorsque l’oeuvre EST là, RESTE là. Les objectifs de la «loi du 1%» en cette matière ne peuvent être accomplis que par la multiplicité d’oeuvres d’art. Qu’on voie de l’art partout, dans chaque immeuble, parc ou place publique, fait prendre conscience de l’importance que lui accorde cette société.

C’est beaucoup plus qu’une simple question esthétique, quoique nous y perdions aussi. L’architecture moderne se réclame peu souvent de l’art; elle répond plus généralement aux impératifs économiques, structurels et relatifs à la mode. La présence d’oeuvre d’art comblait peut-être cette lacune au plan esthétique, rappelant toujours à l’esprit du citoyen l’inestimable valeur de l’ambivalence entre le désir et la répugnance face à l’oeuvre : un questionnement dont la pertinence n’est pas à démontrer en ces temps d’esthétisme pratique…

La performance pour remplir le mandat de la Politique d’intégration des arts à l’architecture, c’est l’extension des slogans publicitaires du type «La Baie; j’aime, j’achète» à la sphère publique, sans qu’on en vienne jamais à se questionner quant à ses suites: «Et si je n’aime plus, est-ce que je jette ?!».

Au plan symbolique, c’est donc une survalorisation de l’aspect transactionnel de la Politique, et tout en même temps le refus de ce que l’art peut avoir de plus dérangeant – éventuellement, j’oserais avancer, «d’utile» à la civilisation – c’est à dire sa pérennité. L’art témoigne d’un présent et d’un passé. Parfois même d’un avenir. Il en témoigne malgré nous, parce qu’il est là. Tous les jours. Qu’il s’impose à nous. Tous les jours. Dans le présent, et dans chaque réitération de ce présent. Demain, la semaine prochaine…

Le choix d’une performance, c’est affirmer que, oui, on va assumer la responsabilité de la politique – j’insiste: au plan strictement transactionnel – mais qu’on ne va quand même pas s’encombrer de la «chose» susceptible de nous rappeler à tout moment qui nous sommes.

«Je me souviens»? Le moins possible, on dirait…

Petite recette d’assimilation

L’UQAM allonge les séances de cours à plus de 4h. Prologue:

Alors vous vous êtes dit: «les élections vont régler la question de la hausse.»

Vous vous êtes crus. Vous avez voté pour un retour en classe. Vous n’avez pas négocié grand chose, vous aviez hâte d’obtenir votre «crisse de diplôme».

Vous vous êtes dit: «Nous avons bloqué la hausse. Objectif atteint.» Vous aviez oublié que l’objectif était plus grand, plus complexe. Que l’objectif était de faire de l’instruction quelque chose d’accessible, d’accessible pour vrai, dans une perspective un peu plus humaniste, et un peu moins consommatrice.

Mais vous étiez si contents de retourner en classe. Pis surtout, vous aviez un peu gagné. Vous étiez un peu plus affirmé, un peu moins un numéro. Les profs étaient encore de votre bord, fallait pas se les mettre à dos complètement.

Pis là, vous vous êtes rendu compte que vous vous faisiez niaiser par le Parti Québécois. Qu’ils n’avaient pas trop l’intention de vous écouter. Qu’ils n’avaient pas d’intention eux-mêmes, en fait. Qu’ils allaient faire comme tout le monde et laisser «le contexte» gouverner.

Mais «le contexte» va s’assurer de vous avoir au détour. Au mois de mars, on n’aura «pas le choix», et on va vous augmenter ça sévèrement, vos frais de scolarité. Mais pas maintenant. Pas dans les 100 jours du début du mandat. Avant ça, on va vous écoeurer.

On va vous laisser finir votre session, mais on va vous faire un horaire comprimé. On ne vous laissera pas trop le temps de réfléchir à ce que vous étudiez, on va vous donner deux séances par semaine du même cours. On ne vous laissera pas trop le temps de travailler pour payer tout ça, on va vous donner des cours le samedi. On va multiplier les erreurs du bureau de l’Aide financière aux études, afin que vous ne puissiez pas payer le loyer. Afin qu’on regagne l’argent de la hausse annulée. Afin que vous ayez faim et n’ayez pas le temps de contester, encore. (Bande de bébés gâtés)

Alors vous êtes retournés dans la rue. Trois jours, pas plus. Juste pour rappeler à tout le monde que rien n’est réglé, encore. Que vous vous faites enculer encore plus qu’avec les Libéraux, mais qu’on ne vous écoute même plus sous prétexte qu’«on vous a assez entendus.» Qu’importe que vous disiez autre chose, maintenant. Vous, taisez-vous, maintenant, point barre.
Vous sentez la colère qui monte, à nouveau. Vous sentez que tout n’est pas fixé, que tout n’ira pas bien, en février, en mars. Qu’on va vous enfoncer un peu plus profond la dette et l’enrichissement des témoins de la CEIC. Et si vous retourniez dans la rue? Vous recommencez à y penser.

Mais vous pensez trop, voilà. Alors vos trois jours de grève, vous allez payer pour, les zinfints. L’Université du Québec à Montréal (UQAM) va vous allonger vos séances au-delà des 3 heures réglementaires. Quatre heures. Quatre heures et demie, s’il le faut, mais vous allez la finir au plus crisse, cette session là.

Les ententes d’évaluation? On s’en fout. Maintenant, ce sont les entrepreneurs qui ont coopté le CA de l’UQAM qui décident, et eux ont décidé qu’ils allaient vous apprendre, à ne pas être d’accord. À fermer votre djeule, oui.

La liberté académique? On s’en fout. Maintenant, c’est Vidéotron (Isabelle Dessureault), la Chambre de commerce du Montréal métropolitain et la Financière Sun Life, Québec (Isabelle Hudon), et Astral (Charles Benoit) qui décident[1]. Et eux, ils décident qu’un prof est un instrument servant à dispenser le savoir, comme une machine distributrice sert à dispenser du cola [2].

Et que vous, vous allez mettre votre piastre dans la slotte. Parce que, quand t’as faim, faim maintenant, tu cuisines rien.

 

Ni personne.

 

__________

1.http://www.instances.uqam.ca/ListeMembresInstances/Pages/ConseilAdministration.aspx
2.http://girofle2.telecom.uqam.ca/calend/courriel-com/editeur_afficheur.php?CodeMAIL=4355
 

 

Voter, ne pas voter.

On lit depuis quelques jours des appels incessants à aller voter; le discours sur l’importance de la participation au scrutin est si hégémonique et apparemment consensuel que, bien qu’ardent défenseur du vote et militant pour un certain parti, je ne peux m’imaginer qu’on nous incite si fortement à poser un geste sans qu’il n’y ait anguille sous roche.

L’ILLUSION DE CHOIX

Et anguille il y a. Mario Roy, que je n’aime pas particulièrement citer, écrivait ce week-end que l’électeur aurait à se positionner avec son X sur deux axes à la fois. D’abord l’axe souverainiste – fédéraliste, ensuite l’axe gauche – droite. D’un seul X. Pourtant c’est encore négliger que la droite économique et la gauche sociale peuvent très bien cohabiter au sein d’un même parti. Et que la droite puisse s’intéresser à la protection de l’environnement, dans la mesure où ça rapporte. Et que la gauche néolibérale est une possibilité, voir pour référence le régime chinois. Tout cela, sans compter que les impératifs de la démocratie contemporaine n’excluent pas – loin de là – que des décisions doivent être prises pendant un mandat sans pour autant qu’il en ait été fait mention dans le programme du parti éventuellement élu.

Je n’ai pas parlé encore de l’obligation morale qu’on tente de nous passer en travers de la gorge de «voter stratégique» pour «éviter le pire», ou de l’impossibilité de nous positionner par un seul X sur des questions que préfèrent éluder certains grands partis, tous financés à la même source, donc redevables aux mêmes organisations.

Encore, ce même X n’a aucune portée sur l’influence de groupes de pression hyperactifs – et hyperfinancés, au contraire du citoyen ordinaire – relevant d’une prétendue «lucidité» dont se targuent aussi les OCDE, IEDM, Fraser Institute, et j’en passe encore trop.

L’ILLUSION D’INCULTURE

On aime beaucoup dans les présents jours se draper dans les beaux discours qui font du conflit étudiant, éventuellement social, un événement historique qui devrait faire de ce jour d’élection l’apogée de la prise de parole des «jeunes», comme si seule la «jeunesse québécoise» avait empoigné la casserole et hissé l’étendard. Saluons au passage l’aspect ségrégatif d’une telle proposition, qui radicalise ladite jeunesse dans les rangs d’une inculture politique pleine d’illusions cosmiques. On dit «jeunes», comme on dit «licornes».

Or, si bien des commentateurs notoirement paternalistes aimeraient bien dire que le vote d’aujourd’hui sera l’«examen final» que devront passer les étudiants, il faudrait d’abord noter que pour la tranche des 18-24 ans, les citoyens aux études, tout comme ceux qui détiennent un diplôme d’études post-secondaires, votent dans une proportion de 10% supérieure à ceux qui n’étudient pas, et que pour la tranche des 25-30 ans seulement, les détenteurs d’un tel diplôme sont près de deux fois plus nombreux à exercer leur droit de vote. Il appert donc que les étudiants votent déjà pas mal plus que la moyenne de leurs congénères. (source : Participation électorale
des jeunes au Canada, Document de travail d’Élections Canada, janvier 2011. [en ligne]
)

Si l’on revient à la question de l’importance du vote, notons que malgré cette perspective, ceux qui entre 25 et 30 ans étudient encore, votent à proportion subrebticement inférieure à ceux qui n’étudient plus. Devant cet état de fait, se demander pourquoi serait un devoir de citoyen, et à plus forte raison le tout premier devoir auquel devraient se livrer nos institutions démocratiques. Qu’est-ce qui pousse des gens instruits, valorisant l’instruction postsecondaire au point d’y consacrer plus de 7 ans, à s’abstenir d’exercer leur droit? La réponse à cette question n’est pas recensée ici au Québec. Mais l’inculture politique, le désintérêt et l’indifférence sont, à tout le moins, assez peu probables chez des gens qui ont atteint un niveau d’études supérieur.

Des gens qui étudient la médecine, les sciences sociales, l’économie, l’évolution d’une bactérie sous le microscope, seraient trop concentrés sur leurs recherches pour s’intéresser à tout ce à quoi leurs études seraient éventuellement utiles? Vraiment? Je formule plutôt l’hypothèse que leur hyperconscience du paradoxe démocratique évoqué plus haut soit à l’origine de leur désaffection.

Une étude sur l’engagement des femmes en politique parue en 2009 indiquait que la participation à la sphère de Dèmos s’effectuait chez elles par des voix alternatives, et constantes, qu’elles estimaient plus effectives qu’un vote aux quatre ans. À ceux qui prétextent que le vote est la condition sine qua non de l’exercice démocratique, je vous renvoie à ces journalistes qui choisissent l’abstention, prétendant ainsi ne pas influer sur leur travail. Leur influence sur notre vivre-ensemble est-elle moindre parce qu’ils ne tracent pas le X? Si Gabriel Nadeau-Dubois, Léo-Paul Lauzon ou Éric Duhaime affirmaient être abstentionnistes, diraient-on qu’ils se privent d’influencer notre démocratie? Imaginez ce qu’il en est lorsqu’on parle de gens qui, ne se contentant pas pour influencer le politique de parler, agissent, au quotidien, pour le sort de leur collectivité.

L’ILLUSION DE LÉGITIMITÉ

Car il est un second paradoxe à souligner en plus du premier. Voter, ce serait se donner la légitimité, en tant que citoyen, de marquer son désaccord ou son désaveu des politiques engagées par le parti au pouvoir. Vraiment? À l’opposé, le parti au pouvoir se targue, lui, de prendre des décisions en toute légitimité dès lors que le taux de participation est élevé, et cela malgré le positionnement éminemment paradoxal des X inscrits au suffrage.

S’il y a bien une chose que la contestation étudiante aura mis en évidence, alors qu’elle se démocratisait, c’est l’idée que même des gens qui auraient voté pour le PLQ puissent dire «je n’ai pas voté pour ça». Dès lors, un abstentionnisme qui s’appuie sur la réflexion et la participation au quotidien à la collectivité, comme c’est le cas pour une large proportion des abstentionnistes qui se réclament du nom, n’est rien d’autre qu’un refus de la prétendue légitimité d’un gouvernement qui « fait ce qu’il veut », une fois élu, à commencer par aller à l’encontre d’une grande quantité de ses promesses électorales pour des raisons qu’il réussit parfois à justifier dans l’opinion publique, quand il ne se réclame pas purement et simplement d’une supposée majorité silencieuse qui partagerait son avis.

Ce qu’un taux d’abstention élevé doit mettre en évidence, ce n’est donc pas un désintérêt pour la vie démocratique, mais une nécessaire réforme du mode de scrutin, voire de l’ensemble de la pratique de la gouvernance. Il y a de multiples raisons, maintes fois réitérées, et sérieusement documentées, qui motivent une abstention réfléchie. À côté de cela, les discours pro-vote qui dénigrent l’abstentionnisme font figure de pure démagogie, utile au demeurant à ceux qui tiennent en otage la démocratie.

À ce compte, voter, c’est légitimer un système qui ne fonctionne pas, et qui n’a aucune justification fonctionnelle de se targuer d’être démocratique. À ce compte, voter au suffrage universel sur la base des campagnes électorales basses et dénuées de débats d’idées, c’est ne pas voter sur ce qui importe. Voter, ne pas voter.

L’ILLUSION D’INFLUENCE

Naïf et plein d’illusions, j’ai choisi de voter pour un parti qui prône la réforme du mode de scrutin. Si elle devait ne pas advenir, il se pourrait bien que ce vote ait été mon dernier vote électoral auprès des instances « démocratiques » québécoises. Que d’autres aient avant moi relégué la participation électorale au rang des gestes bienpensants mais inutiles qu’ils ne pratiqueront pas ne justifie certainement pas qu’on les marginalise sans tenter de comprendre leur posture.

Et d’agir en conséquence.

Le dix au soir.

Je pensais sensiblement la même chose que toi. Discours forts, encourageants, qui témoignaient entre autres du passage de la lutte à une nouvelle étape. D’une extension-réduction de la lutte. Extension, parce qu’elle s’étend à d’autres groupes. La sensibilité s’est propagée comme les vagues concentriques par-dessus les berges atteignent parfois les chaumières.

Réduction parce que, ce faisant, les vagues n’en sont plus de 10 mètres, ou n’en paraissent plus tant. Les propos ce soir-là, paternalistes comme ceux d’un Champagne, nostalgiques, déjà, comme ceux d’un Nadeau-Dubois, ou révoltés comme ceux d’un Cyr, par leur multitude encourageaient à la poursuite. À l’épanouissement dans la diversité.

Comme le pain qui quitte le ciboire, la lutte devient des millions de petites particules qui habitent maintenant nos cellules. La lutte participe désormais de quelques entités qui lui sont extérieures. Elle est récupéré à même de nouveaux organismes. Elle sera humaine, elle sera parasitée, elle sera chiée s’il le faut, mais elle sera.

Cela ne fait plus de doute.

Cela pourtant n’était qu’un repas. Cette soirée était comme le toast final, le moment où l’on trinque une dernière fois parce qu’on s’est déjà dit «ouin, j’vais y aller, moi…
– Ouaip! moi aussi… Fatigué, là.
– On se revoit bientôt, ok? Je trouverais ça plate qu’on mette encore 40 ans avant de se voir…»

Et pleins de bons sentiments, forts de nos discussions, du repas que nous avons partagé, dont les molécules désormais feraient partie de nos deux corps, deux cent mille corps, nous irions nous coucher, lovés dans un confort à demi, mais surtout confortés d’avoir un moment pensé et goûté ensemble un seul plaisir.

C’était bon, Marianne. P’t-être ben qu’ça l’était trop.

Trop pour être agréable tous les jours comme ça. Soit on va s’habituer, soit on va en faire un moment détaché du reste de la vie. Est-ce qu’on l’a pas déjà fait?

La soirée c’était ça. Tchin! J’pense que j’ai fêlé mon verre. J’m’excuse, j’suis fatigué, j’évalue mal la force de mes mouvements. Temps que j’aille dormir, qu’on disait? Ouais. J’te fais la bise, la prochaine fois on déjeunera, peut-être? Ça nous permettra de passer la journée ensemble, peut-être…

Pis une fois au lit, deux corps, deux cent mille corps lourds, se disent que demain, c’est trop tôt, mais la semaine prochaine…? Pis on sait ben qu’on va toujours passer tout droit pour aller déjeuner. On est tellement bien dans son lit, Marianne.

Pis au fond, c’est un peu là qu’on fait la révolution, hein! Haha! Quand on y pense… Tu te souviens du Roi Lion? The Circle of Life. Y’a pas de plus précise révolution que ça. La vie est une éternelle copulation.

Mais c’est pas parce qu’on jouit que c’est vraiment l’fun.

Mais bof. C’pas déplaisant non plus.

C’est un peu tout ça qu’elle me disait, cette soirée.

C’confus.

Comment va ton bordel, toi?