Longtemps. C’était bien avant que le soleil ne sache qu’il pouvait briller sur les mers où tu fais course. De la mort qui s’expose en drapeaux noirs, on ne savait rien; des os croisés, aucun reflet de lune n’éclairait la blancheur.
On n’avait pas crié «eurêka», on croyait que les océans se terminaient en abymes, où chacun se noierait. Jeune civilisation qui s’ignore, qui ne s’est pas encore nommée. On peuplait alors les territoires avec effervescence et les mers engloutissaient les corps qui surchargeaient les navires. Hermine n’était pas née.
Alors, alors, il faisait sombre et de toi nous ne connaissions que l’aurore. Sur le chaos mouillé ne se reflétait qu’une lune moribonde, et cette couleur fade qu’habitent les matins d’hiver. Eux savent depuis naguère se loger n’importe où ailleurs que dans ta cale.
Alors – alors – tu n’avais pas de parole, qu’un regard. Celui-là que tu arbores les jours où la lumière ne sait plus te plaire. Celui-là qui t’illumine lorsque tu souhaites la nuit, lorsque tu laisses entrebâillées les portes blanches, afin que le froid s’immisce en chacun et brûle depuis la chair nos épidermes.
Longtemps, c’était bien avant que tu ne t’assoies à la proue, et te corrompes en figures. Depuis la vigie on criait : lumière en vue, lumière en vue! Longtemps, tu as vampirisé le jour. Longtemps, les échos du festin pillé, sur le pont lavé par les déluges, la tonne des accostés dans nos verres, et sur la clandestinité, les foudres. La mouillure a asphyxié ce qu’elle devait, laissé en cale une cargaison de nos effluves humides. Là même où s’en sont allés les mots trop lourds qu’on n’a pas osé prononcer.
Puis le Titanic a coulé. Céline a chanté, parce qu’elles chantent toutes, et toujours trop fort. Son heart a goé on. Hermine était née, avait traversé l’océan plus d’une fois; tous savaient désormais que la lune mouvait les mers, qui n’ont de fin que là où la terre leur rentre dedans. Que les navires calés de reconnaissance n’ont pour destin que de s’écorcher. Que les navires gavés de champagne tanguent, puis sombrent comme le jour qui s’arrache au ciel.
Il devrait être toute la vie seize heures moins le quart, et le Sahara nous coulerait dans les veines – ce serait de l’intérieur que nous serions écorchés. A-t-on jamais vu un mat cassé flotter auprès d’un cactus? Le soleil que tu hais perlerait sur l’écume, et à la commissure de nos routes quelques nuages pleureraient de grêle comme nous pleurons de rage.
Mais à seize heures le monde est peuplé de caravanes, de fighters aux nombres filants qui transpirent de l’atmosphère, les mers sont souillées des nappes sous lesquelles nous carburons. Nous flottons en formation, ma douce, chacun tend son filet pour nourrir sa marmaille, ma dure bataille. En ce monde, les rescapés s’intoxiquent aux pétroles écoulés sur ta paume où je flotte – car je sais bien que tu es l’océan et que je ne suis que le radeau. J’ai vu la mer déjà, j’en ai plein la cale.
Avale-moi j’irai voir la méduse à nouveau.
Une réflexion sur « Étreindre la carcasse. »