Les sirènes hurlent encore

À la fenêtre d’une maisonnette propre et chaude, un après-midi de canicule, le soleil irradie en faisceaux larges; un lierre sur le réfrigérateur qui tonnerre d’épuisement laisse choir ses feuilles le long des verticales, en gros traits de fusain se trace cette cuisine accueillante qu’on a désertée longtemps.

Pourtant fréquenté assidument jadis, ni davantage par envie que faute de mieux, mais peut-être simplement parce qu’il fallait bien être quelque part, le lieu n’est plus désormais qu’une collection d’espaces vides entre des traits estompés sur du papier bristol. Les personnages auront choisi d’être ailleurs, ou de ne plus être. La scène aura perdu ses couleurs, l’avocat des murs, le brun tacheté du linoléum, le rouge sur les visages, le bleu de leurs souffles à l’oreille l’un de l’autre après une colère de jalousie sans autre fondement que le sentiment de vivre davantage quand on hurle…

Peut-être il a fait trop chaud, ou ce sont les humeurs qui se sont échauffées, entre les exhalaisons d’alcool et la fermentation du contenu des deux poubelles; le petit chat a suffoqué et nos voix sont devenues rauques. Un minuscule ventilateur tourne au ralenti, suspendu au plafond, propulsant vers nous un air plus chaud, vicié par l’odeur du bois de la charpente qui cuit dans sa papillote de bardeau goudronné et de brique.

Au loin un voisin dont on oublie le nom la plus grande part du temps fume. Des cigarettes à l’odeur âcre, pas le moins du monde sucrées, qui sentent l’incendie d’usine de pneus… Pendant que nous mettons le feu au matelas, question que n’existe plus ce sanctuaire issu d’une autre esquisse de vie. Véhémence, le regard planté comme un couteau qui transperce la tête, les tempes humides, la haine qui rigole dans le dos de tout le monde, mêlée de sueur, les ongles qui s’enfoncent lentement dans les bras jusqu’à blesser la chair, le derme saignant à en donner des arguments en faveur du végétarisme, et cette incroyable variété de vide spontané qui se crée au cœur de l’humain. Des dents serrées qui empêchent les idées de seulement se former, des traits crispés qui originent peut-être de l’absorption de la chair par la chair, et cette chaleur englobante qui n’a probablement d’égal que le feu qui nous consume, et la glace dans l’évier, qui continue de s’écouler; résurgence d’une fête canaille à laquelle, comme toujours, nous nous sommes refusés.

Sur le croquis original, il y avait des fleurs, montées en arrangements joliment exécutés, sur toutes les tables. Mais la petitesse du logis nous a forcé à n’en disposer qu’une dans la pièce, au centre de trois chaises disparates — une pour chacun de nous et l’autre pour asseoir le ressentiment. Le jardin se révélant démuni comme nous, un seul bouquet n’a jamais orné le billot où nous nous tranchons quotidiennement la tête, qu’on a laissé, fané, trôner en maître des lieux. Pour sujets, quelques fruits brunis par la sécheresse. Longue vie à notre amour-roi.

Tu me cracherais au visage, en lieu et place des larmes qui ne me viennent pas. Je porterai longtemps sur mes avant-bras les stigmates de ton incursion dans mon corps, dont les autres plaies auront trop bien cicatrisé. Les soirs orageux, chaque éclair me rappellera la seule gifle qu’on m’ait jamais infligée. Faut-il donc tant de mépris pour nous aimer juste un peu? Je n’ai pas idée encore qu’il s’agisse peut-être précisément de ma plus grande méprise, celle-là même dont je serai des années durant nostalgique, parce que la douleur nous excite comme une mare de sang un carnassier.

L’incendie durera des jours. Il se sera déclaré, dira-t-on, par combustion spontanée, ce sera la seule explication plausible, cependant qu’il aura fait rage si longtemps qu’on n’aura retrouvé au terme de l’enquête aucun cadavre, pas même sa dentition. Allongés sur le parvis d’une église à proximité, nous portons, seuls, le secret de ses dents enfouies dans nos crânes, dans nos cous et nos mollets; elles nous blesseront à chaque fois que nous inclinerons la tête vers autrui, et la morsure sera réitérée à toutes les tentatives de courir, toi vers un homme, moi loin d’une femme.

Et des années plus tard, dans une autre cuisine où tu ne seras pas, dans un décor moins pittoresque, où quelques étoiles probablement décimées appelleront les regards à l’extérieur, je ne les percevrai prosaïquement que comme un amoncellement de soleils tortionnaires. Je ne serai plus sensible à la chaleur que par rhétorique. Tu seras le ciel noir autour d’elles, qui m’engouffre, quand un regard de douceur souriante se portera sur moi…

Juste un peu, au rebord d’une route où vrombissent les trains routiers, je m’endormirai une heure contre le désespoir. Qu’il me souffle à l’oreille sa détresse, me retienne fermement, me souffle sa jalousie, ses lacunes de confiance. Je me souviendrai que je n’ai pas eu le courage de te laisser brûler.

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