Art jetable

Le tout nouveau complexe 2-22 Sainte-Catherine, propriété de la Société de Développement Angus (SDA), a été inauguré cette année en grandes pompes. L’immeuble sis au coin de Saint-Laurent et Sainte-Catherine, deux artères parmi les plus importantes de l’histoire de Montréal, abrite la radio communautaire CIBL, le guichet La Vitrine qui rassemble sous une même marquise toute l’offre culturelle de la métropole, et de nombreux organismes culturels.
 Rien de plus normal, donc, que de s’attendre à ce que la SDA innove en matière d’intégration des arts à l’architecture, pour répondre à la célèbre «politique du 1%» en vigueur depuis 1961, voulant que tout édifice à vocation publique consacre un pourcent de son budget global à une oeuvre d’art.

Et c’est précisément sous ce vocable d’innovation que le projet du 2-22 a été présenté: on y tiendra une fois l’an, et ce pour les cinq prochaines années, une performance artistique évolutive, intégrée à l’architecture. L’artiste Thierry Marceau en sera maître d’oeuvre, et c’est à même la vitrine de l’édifice qu’il effectuera sa performance, un rappel d’une oeuvre phare de l’art contemporain réalisée en 1974 par Joseph Beuys.

Or, de quelle innovation s’agit-il exactement? Certes, l’initiative de la SDA et de Marceau renouvelle la portée de la politique du 1%. Certes, la valorisation de l’art performatif, souvent mésestimé, en plein coeur du centre-ville montréalais a de quoi réjouir. Toutefois, la production et la diffusion d’une telle performance dans le cadre de la Politique d’intégration des arts à l’architecture me semble aussi innovante que l’invention du rasoir BIC jetable…

Une innovation à double-lames

N’est-ce pas formidable que la performance jouisse enfin du même sort que les arts plastiques? Le dire comme ça, c’est le voir en terme de financement des artistes. Profiter d’une vitrine, dans tous les sens du terme, et d’une vente, est une chance hors du commun. C’est bien, mais ça ne remplit que le tiers de la mission de la politique du 1%, laquelle mission se décompose en trois volets: la transaction, la diffusion et l’éducation.

Il y aura bien entendu financement de cette oeuvre de performance, son «achat» étant bel et bien contracté. Encore que, à la différence d’une oeuvre d’art plastique dont l’utilisation subséquente se voit également rétribuée, la performance ne pourra pas quant à elle se retrouver dans une autre oeuvre, cinématographique, télévisuelle ou photographique. En temps normal, cette reproduction de l’oeuvre assure à l’artiste ou à sa succession des revenus lorsque celle-ci se retrouve dans une scène de film ou lorsque l’on s’y intéresse plus directement comme dans le cas des séries ART PUBLIC et VU PAR HASARD que produit ARTV.

On peut aussi arguer que le volet diffusion se réalise pleinement parce qu’on s’attend tout de même à ce que ladite performance soit médiatisée. Mais l’instantanéité de la diffusion pose problème en ce qu’aucune trace de la performance ne subsistera a posteriori sur les lieux de l’événement. Même s’il devait y avoir des photographies, ou une vidéo intégrée à l’architecture, ce n’est pas l’oeuvre elle-même, dans tout ce qu’elle peut avoir de grandiose lorsqu’on y accorde 1% d’un tel budget de construction, qui subsistera.

Idem pour le volet d’éducation. La momentanéité de l’oeuvre ne favorise aucunement l’éducation de la population québécoise à la prégnance de l’art qui se pratique en cette province, du moins pas autant que lorsque l’oeuvre EST là, RESTE là. Les objectifs de la «loi du 1%» en cette matière ne peuvent être accomplis que par la multiplicité d’oeuvres d’art. Qu’on voie de l’art partout, dans chaque immeuble, parc ou place publique, fait prendre conscience de l’importance que lui accorde cette société.

C’est beaucoup plus qu’une simple question esthétique, quoique nous y perdions aussi. L’architecture moderne se réclame peu souvent de l’art; elle répond plus généralement aux impératifs économiques, structurels et relatifs à la mode. La présence d’oeuvre d’art comblait peut-être cette lacune au plan esthétique, rappelant toujours à l’esprit du citoyen l’inestimable valeur de l’ambivalence entre le désir et la répugnance face à l’oeuvre : un questionnement dont la pertinence n’est pas à démontrer en ces temps d’esthétisme pratique…

La performance pour remplir le mandat de la Politique d’intégration des arts à l’architecture, c’est l’extension des slogans publicitaires du type «La Baie; j’aime, j’achète» à la sphère publique, sans qu’on en vienne jamais à se questionner quant à ses suites: «Et si je n’aime plus, est-ce que je jette ?!».

Au plan symbolique, c’est donc une survalorisation de l’aspect transactionnel de la Politique, et tout en même temps le refus de ce que l’art peut avoir de plus dérangeant – éventuellement, j’oserais avancer, «d’utile» à la civilisation – c’est à dire sa pérennité. L’art témoigne d’un présent et d’un passé. Parfois même d’un avenir. Il en témoigne malgré nous, parce qu’il est là. Tous les jours. Qu’il s’impose à nous. Tous les jours. Dans le présent, et dans chaque réitération de ce présent. Demain, la semaine prochaine…

Le choix d’une performance, c’est affirmer que, oui, on va assumer la responsabilité de la politique – j’insiste: au plan strictement transactionnel – mais qu’on ne va quand même pas s’encombrer de la «chose» susceptible de nous rappeler à tout moment qui nous sommes.

«Je me souviens»? Le moins possible, on dirait…