Les «Janette» ont fait grand bruit cette semaine en se proclamant premières femmes à donner publiquement leur opinion au sujet de la charte québécoise des valeurs, ou de la laïcité, selon qu’on soit plutôt raisin ou plutôt figue. Dans les deux cas, il me semble nécessaire de noter l’aspect fruité et délicat de leur prise de parole.
Fruité d’abord, parce qu’elles n’étaient pas les premières femmes à parler de cette charte bancale, à moins qu’on nous ait caché qu’Alexa Conradi, Julie Miville-Dechêne, Françoise David, Maria Mourani, ou même Pauline Marois, sont en vérité transgenres.
Si leur sortie, suite à celles de messieurs Parizeau, Bouchard et Landry, pouvait faire croire à une attendue et essentielle féminisation du regard sur la question, c’est que la voix des dames susmentionnées n’aura pas porté. Il faut alors se demander si, dans la conception québécoise du vivre-ensemble, les femmes intellectuelles et féministes ont droit de cité.
En prétendant être les premières femmes à parler du sujet, les prétendues féministes que sont les «Janette» nient hardiment la voix d’autres féministes qui, elles, ont passé leur vie à réfléchir à la condition des femmes plutôt qu’à se faire servir à heure de grande écoute par une Violette aux airs ancestraux de gouvernante bonasse.
Délicat, ensuite, parce que ce n’est pas à priori de la charte qu’elles ont parlé, mais de peur. Le mot de Janette, sous couvert de «vigilance», révélait un amalgame d’appréhensions, de xénophobie et d’intolérance. Je ne suis pas pour ma part un chantre du multiculturalisme, mais quand j’entends qui candidement admettre qu’elle aurait peur de se faire soigner par une femme voilée, qui dénoncer présomptueusement la folie des jeunes femmes qui se voilent, je n’y lis ni une affirmation de soi, ni du genre féminin, mais une négation de l’autre.
Les propos de Janette révèlent, en somme, la peur que la valeur principale (au sens de «principe», pierre angulaire sur laquelle s’érige tout le système de valeurs) d’une soignante voilée ne soit pas… d’être soignante.
Peur que la religion ait primauté, dans les soins qu’elle prodigue, sur les soins. Peur que la religion ait primauté, dans son enseignement, sur l’enseignement. Peur que la religion, la culture ou même le mode de vie ait primauté, dans son estampillage de formulaires T46, sur l’estampillage de formulaires T46.
La citation assassine de Mme Filiatrault, pour laquelle elle aura beau s’excuser cent fois sans qu’on n’y lise une moins profonde conviction, révèle quant à elle un refus catégorique de croire en l’affirmation réelle d’une musulmane, à l’intérieur d’un cadre spirituel, intime, plus vaste que la seule religion.
Certes, Filiatrault, feue Pedneault, Bertrand et al. ont milité pour le droit des femmes à jouir de la pleine autorité sur leur corps, et je tends à croire qu’on peut, femmes et hommes, leur en être gré. Mais avoir pleine autorité sur son corps, c’est aussi avoir droit de croire, à l’intérieur d’un cadre spirituel ou non, que sa chevelure appartient à l’intimité, tout comme l’émancipation sexuelle des femmes n’est en aucun cas une impérieuse obligation de multiplier les plans cul.
Culture du viol
À ce sujet, on a fait grand cas de l’irruption des Femen en sol québécois. Grand bien nous fasse: les éructations d’un Michel Beaudry auront bien montré l’incapacité d’un Québécois moyen à voir autrement le corps d’une femme que comme un carré de sable où s’adonner à des plaisirs finalement plutôt solitaires. À se demander si la tristement célèbre accusation des machistes francophones à l’endroit des féministes ne serait pas le résultat de leur propre graveleuse désagrégation. Tant mieux.
C’est là une raison suffisante pour voir se multiplier les coups d’éclat de Femen Québec: quand ça ne nous choquera plus de voir des seins militants, ce sera mission accomplie. En attendant, les Femen de chez nous ont ceci d’intéressant qu’elles ne s’inscrivent pas en rupture avec leurs prédécesseures féministes, mais s’en réclament.
L’autorité d’une femme sur son corps, c’est aussi le pouvoir de l’objectifier parfois, dans un but autre que sexuel. C’est le pouvoir de distinguer nudité et intimité, ce qui n’est vraisemblablement pas encore complètement acquis, j’en veux pour preuve les nombreux commentaires stupides saluant la joliesse du mode d’expression. J’ai moi-même tweeté que mon salon aussi était bleu. Pas fort.
Culture du viol (bis)
C’est, enfin, cette culture du tout-viol (sinon en actes, en esprit) que dénoncent les instigatrices de « Je suis indestructible », un site inspiré de l’oeuvre de Grace Brown et qui vise l’empowerment des femmes et des hommes victimes d’abus sexuel(s).
L’initiative est certainement louable, mais j’éprouve un certain malaise face à l’étalage de ce qu’il convient d’appeler des crimes, en prétendant se soustraire à leur effet dévastateur. On lit des témoignages dérangeants à l’extrême dans ce site, et presque chacun nous rappelle combien l’abus sexuel est l’expression radicale d’une domination de la victime par l’agresseur.
Loin de moi l’idée qu’il faille taire ce fléau, c’est plutôt la formulation qui m’indispose: elle affirme tout à la fois l’échec des agresseurs à dominer véritablement leur proie, et la scission entre le corps et l’esprit des abusé(e)s.
N’être pas détruit, ou être guéri, n’est pas la conséquence d’être indestructible, auquel cas les abuseurs pourraient bien s’adonner sans conséquence à leur domination. Si les victimes d’abus sexuels sont indestructibles, c’est donc au sens propre du mot: blessées, mais pas détruites.
La lente réappropriation du corps à laquelle travaillent les victimes d’abus sexuels n’est pas étrangère à l’oeuvre des féministes d’aujourd’hui et d’autrefois: toutes visent à se soustraire du joug d’un oppresseur (religieux, patriarcal, criminel).
Il ne faudrait toutefois pas confondre les moyens avec la fin: l’émancipation, quelle qu’elle soit, ne vise-t-elle pas après tout à sortir de la prison du corps?
Il ne faudrait peut-être pas risquer de s’emprisonner hors de lui.
Une réflexion sur « Je suis indésirable. »