À l’approche du Sommet sur l’enseignement supérieur, de vives oppositions reprennent le parquet de l’actualité, après avoir été momentanément délaissées depuis l’été dernier. Si les critiques à l’endroit de l’ASSÉ qui prône à court terme l’instauration de la gratuité scolaire se font si véhémentes, il y a tout lieu de nous demander quelles sont les raisons d’une telle opposition, ainsi que les motifs qui ont présidé à la campagne médiatique en faveur des hausses de frais de scolarité mise en lumière récemment par l’IRIS.
Les thèses qui cherchent à discréditer la gratuité scolaire sont, en elles-mêmes, trop déconnectées du monde universitaire, de ses fondements, de ses ambitions, pour être crédibles lorsqu’elles sont énoncées par les administrateurs-mêmes de ces institutions. À tel point qu’on en vient à douter de leur honnêteté. Si l’on devait instaurer chez nous la gratuité universitaire, la simple suggestion qu’un changement si radical à l’accès au système universitaire ne s’accompagnerait pas de mesures visant à encadrer l’accessibilité ne peut paraître que fallacieuse.
Cela nous amène inévitablement à chercher ailleurs les motifs qui font notamment des recteurs d’ardents défenseurs des hausses de droits de scolarité et de farouches opposants à la gratuité. Certes, ils envient les moyens dont disposent certaines universités canadiennes, qui proviennent en large proportion, il est vrai, du lourd tribut de leurs étudiants. Ces moyens pourraient cependant tout aussi bien être accordés par un gouvernement plus audacieux en matière de fiscalité. D’éminents économistes l’ont confirmé, dont Jacques Parizeau tout récemment.
La logique la plus primaire enjoint à croire que ceux qui profitent d’une option, s’ils en sont bien informés, s’en feront les plus ardents défenseurs. A fortiori lorsqu’il est question d’argent. Or dans le présent cas, ce sont les institutions financières qui profitent le plus d’un endettement individuel, quel qu’il soit. Aux intérêts perçus sur le remboursement des dettes étudiantes, dont on pourrait dire qu’ils demeurent marginaux par rapport à l’ensemble des revenus bancaires, s’ajoutent les gains enregistrés par la transformation de ces prêts en produits financiers, lesquels servent à leur tour l’ensemble du milieu financier.
Par un «heureux hasard», le dé-financement du secteur universitaire qui s’est opéré au cours des dernières années, établissant leurs revenus en fonction du seul nombre d’étudiants inscrits (EETP), a forcé les institutions à réfléchir en des termes marchands, les asservissant à l’impératif de croissance pour assurer leur financement.
Cela, surtout, devait justifier que les conseils d’administration soient cooptés par des gens du milieu financier, à la fois pour planifier des stratégies d’expansion de la «clientèle» et pour assurer aux institutions prêteuses la mainmise sur les «décisions d’affaires» des universités endettées auprès d’elles.
Ainsi, l’UQAM verra jusqu’en 2014 la présidence de son conseil d’administration assurée par Isabelle Hudon, ancienne présidente de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain et responsable du développement des marchés pour le Québec à la financière SunLife. Elle s’assoit au conseil aux côtés de Marie-Claude Boisvert, chef de l’exploitation chez Desjardins.
À Concordia, le poste de chancelier est depuis longtemps pourvu par Jacques Ménard, président pour le Québec de la BMO Marchés financiers et président du conseil de BMO Nesbitt Burns. Autour de lui sur le Board of Governors, Tony Meti, ex-VP sénior de la section banque commerciale du groupe financier Banque Nationale et Jacques Lyrette, qui est aussi l’un des administrateurs de Desjardins – Développement International.
Le scénario se répète à l’Université de Montréal, où siège Françoise Guénette, autrefois responsable de la gestion du risque, et aujourd’hui vice-présidence des services corporatifs chez Intact Corporation financière. Marc Gold l’y assiste, VP chez Maxwell Cummings, une société d’investissement immobilier et de portefeuille.
Il en est de même pour toutes les Universités: de nombreux membres des conseils d’administration sont issus directement du secteur financier, ou en ont été de proches collaborateurs auprès des gouvernements. Même le réseau de l’Université du Québec, pour l’exercice 2010-2011, comptait à son Assemblée des gouverneurs quatre membres provenant du Mouvement Desjardins, sur les six non issus du milieu académique.
Loin de moi l’idée que ces gens gouvernent nos universités avec mauvaise foi. Bien au contraire, ils en assurent la meilleure subsistance au sein même du paradigme qui est le leur: celui de la compétition, où l’innovation prend le sens de «rentabilisation contextuelle des ressources», où l’adaptabilité prend le sens de «développement à courte vue», où l’adhésion à un effet de mode a un potentiel de rentabilité immédiate plus important que la perpétuation des savoirs fondamentaux grâce à l’enseignement ou à la recherche.
Les plans directeurs et de développement qu’ils élaborent pour les Universités sont tout entiers dédiés à cette vision mercantile de l’instruction. L’incessante création de programmes hybrides en est un exemple probant. Ces baccalauréats en médias numériques et autres certificats en gestion de la chaîne d’approvisionnement, axés surtout sur la transmission de compétences techniques, ne s’intéressent à la connaissance que de façon superficielle.
De tels programmes de formation ont une date de péremption. Les techniques évoluent nécessairement, ou passent. Rapidement, les diplômés formés à des méthodes obsolètes, insuffisamment outillés pour transposer leurs connaissances, se condamnent à la formation continue et viennent grossir les rangs de la population dépendante à l’institution. Rien d’étonnant au fait qu’un tel discours convainque un recteur soucieux de voir son institution briller parmi les meilleures.
Doit-on y voir une machination destinée à prendre le pas sur l’ensemble de la société ? Peut-être pas. Consciemment ou non, ces gens reproduisent tout simplement les méthodes qu’ils appliquent dans d’autres secteurs de l’économie. Car le savoir n’est pour eux que ça : un secteur de l’économie. Il est donc tout naturel qu’ils cherchent également à y avantager ce sans quoi l’économie contemporaine s’écroulerait : la dépendance menant à la surconsommation, et la surconsommation au crédit.
Après, ce n’est qu’affaire de créer le besoin initial. Les Ménard, Hudon et al. ne donnent d’ailleurs pas leur place lorsqu’il est question de dénigrer la qualité de la main d’œuvre québécoise, prétendument sous-diplômée.[1] [2] [3]
Une instruction gratuite, libre et accessible est donc non seulement viable économiquement, mais elle serait probablement gage d’une instruction de meilleure qualité, non vouée à une obsolescence rapide. Tout recteur nommé par un conseil d’administration formé de l’élite intellectuelle de nos Universités, plutôt qu’une élite affairiste, s’empresserait sans doute de nous en convaincre.
[1] Bérubé, A. «Un plaidoyer pour l’innovation et la productivité», La Tribune, vendredi 18 juin 2010, p. 13.
[2] Shaeffer, M.-È. «Les jeunes devront être plus productifs que leurs parents», Métro (Montréal), mardi 28 septembre 2010, p. 10.
[3] Milette, L. «La Chambre de commerce de Montréal fait sa profession de foi à l’égard de l’enseignement supérieur», Les Affaires, lundi 12 février 2007