«Votre aveuglement nous intéresse»

La prolifération des espaces dédiés au commentaire du quidam dans notre écosystème médiatique fait dire à plusieurs que nous vivons dans une dictature de l’opinion sous-informée. Le milieu médiatique semble réaffirmer plusieurs fois par jour que l’opinion de la plèbe prévaut sur le sens.

La prolifération des espaces dédiés au commentaire du quidam dans notre écosystème médiatique fait dire à plusieurs que nous vivons dans une dictature de l’opinion sous-informée.  Loin d’être en total désaccord avec l’assertion, j’y apporterais pourtant quelques nuances, et j’ai aussi envie de suggérer une avenue qui nous tirerait hors de ces déprimants quartiers.

Qu’il s’agisse des réactions de l’auditoire aux nouvelles du jour dans les bulletins télévisés, des sondages d’opinion parfaitement dépourvus de sens et d’intérêt menés par certains quotidiens, ou de l’incitation à commenter tout et n’importe quoi pendant les émissions d’affaires publiques, le milieu médiatique semble réaffirmer plusieurs fois par jour que l’opinion de la plèbe prévaut sur le sens.

Ironiquement, on ne compte plus les sorties plus ou moins fracassantes de chroniqueurs établis, de politiciens polarisants ou d’intellectuels patentés qui condamnent la vacuité des médias sociaux. J’écrirai bientôt sur l’opportunisme dont ces gens font preuve lorsqu’ils tirent à boulets rouges sur la marge qui menace leur chasse-gardée, et dont les médias sociaux sont à la fois l’incarnation et l’outil de prédilection. D’abord, il faut expliquer en quoi l’usage qui est présentement fait des médias sociaux pourrait être non pertinent.

Un peu de théorie

Typiquement, les grands médias fonctionnent depuis leur démocratisation – donc depuis qu’ils existent – selon un modèle de communication qui prévoit un émetteur envoyant un message via un canal à un destinataire. Ainsi un reportage est créé, mis en contexte, puis diffusé à heures de grande écoute ou publié dans un journal à grand tirage. Avec le temps, on s’est habitué à inviter le destinataire, ce vaste public cible quelque peu indifférencié, à réagir en envoyant une lettre.

On allait pendant quelque temps tenir compte de cette rétroaction, et elle allait parfois entrainer des suites. Une second reportage, par exemple, expliquerait des éléments moins bien compris, ou proposerait un recadrage de la même nouvelle selon une perspective plus populaire.

Utile dans la mesure où elle entrainait une fidélisation de la clientèle médiatique – les contenus étant toujours à peu près adaptés à son niveau de compréhension – cette approche a eu pour effet secondaire de caractériser le public effectif des différents médias. On ne communique plus désormais pour un public indifférencié, ou alors déterminé à l’avance. Dans un média spécifique, on donne à un public spécifique ce qu’on sait qu’il veut, et ce dernier sait qu’on le lui donnera. [1]

Faut-il le préciser, cette circularité entraine une réduction progressive de l’intérêt général pour tout ce qui se trouve en dehors des sujets et des façons de faire déjà maîtrisés par un public et ses médias de prédilection. La dictature n’en est pas une, à proprement parler, de l’opinion, mais de l’attente: «quelles sont les attentes du public?»

La réalité diminuée

C’est littéralement un nouveau paradigme qu’introduisent les médias sociaux à partir du moment où ils se démocratisent. À leurs débuts, quand Facebook était encore exclusivement réservé aux étudiants de la Ivy League, ces derniers en ont établi le mode de fonctionnement, mais surtout les codes.

Le modèle de communication qui y prévaut n’en est pas un de communication unidirectionnelle suivie d’une rétroaction comme dans les médias traditionnels, mais de communication à double sens, quasi instantanée.

Y fleurant un moyen de rejoindre de nouveaux publics, les médias traditionnels s’y sont lancés et ont commencé à y interpeller les gens pour qu’ils offrent plus rapidement leur rétroaction. S’ensuivit l’arrivée massive de nouveaux utilisateurs (late adopters) qui souhaitaient eux aussi avoir enfin voix au chapitre.

Néanmoins, les médias traditionnels n’ont pas changé, eux, leur modèle de communication. Ils y ont vu d’abord un moyen de mieux fidéliser leur public, qui espère interminablement qu’on diffuse enfin son commentaire, et une occasion d’investir moins dans la création de contenu, puisque la diffusion de ces rétroactions occupe à elle seule, pour beaucoup moins cher, au moins l’espace d’un ou deux reportages par exemple.

Le paradoxe, c’est que cela a pour effet de diminuer les attentes du public quant à la diffusion de contenu bien documenté et intrinsèquement pertinent. On réduit en fait la quantité de «réalité» qui circule dans les grands médias, au profit d’une re-circulation de la «réalité» déjà diffusée dans un reportage d’hier. On vous parle de quelque chose, et on vous parlera demain de ce que vous avez dit de la même chose…

Ce qu’on affirme en somme, c’est: «on vous en donne moins à voir, mais votre aveuglement nous intéresse!»

Les médias sociaux ne sont pas le problème

Comment blâmer les médias sociaux – qui, au bout du compte, ne consistent qu’en l’expression de nos concitoyens – pour cet usage impropre et grossièrement malhonnête d’une plateforme relativement libre? Vous m’excuserez de citer Paul Piché, mais les usagers des médias sociaux, comme les enfants, c’est pas vraiment, vraiment méchant. Mais au fond, ça peut aussi faire tout ce qu’on leur apprend.

Par ailleurs, si l’usage que font des médias sociaux les traditionalistes est en lui-même une subversion et un travestissement de leurs fondements, on ne peut s’étonner que ceux qui s’y trouvaient à leurs débuts (des étudiants de la génération Y) répondent d’une manière apparemment irrationnelle en subvertissant tout, non sans une importante dose d’ironie, du médium et de son message.

La responsabilité de faire des médias sociaux un espace plus respectable à ses yeux incombe donc ironiquement à l’industrie médiatique elle-même. Nombre de jeunes start-ups médiatiques ont bien compris qu’en respectant les codes propres aux médias sociaux, leurs usagers répondaient avec assiduité et intelligence, quitte à aller jusqu’à bousculer les codes traditionnels d’une industrie attachée à ses manières de faire. [2]

Pour commencer, plusieurs médias traditionnels devraient comprendre que de se contenter de diffuser les opinions de son public est absolument contre-productif, et risque fort de nourrir le trollisme. Ce déraillement volontaire des conversations dans les médias sociaux n’est que l’expression créative d’une exaspération face à l’absurdité d’une «conversation» ou tout un chacun dit n’importe quoi sans qu’on en discute réellement.

Les médias sociaux sont par essence un espace de discussion et il est grand temps qu’on en discute. Dans un prochain article, je traiterai d’un autre modèle de communication pour les médias traditionnels qui puisse non seulement tenir compte, mais mettre en valeur et à profit les codes propres aux médias sociaux.

Des commentaires?

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[1] Si le sujet vous intéresse, je vous encourage vivement à lire George Gerbner sur la «cultivation theory»

[2] Les exemples sont innombrables, mais je pense immédiatement à l’équipe de OuiSurf! qui avait causé l’émoi en 2013 en se classant parmi les émissions les plus populaires du 28e gala des prix Gémeaux.

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