Ce billet a été rédigé dans le cadre de mon travail, et originalement publié sur les blogues du Musée de la civilisation.
L’ambiance est feutrée. Sur la scène de l’Espace A du Centre Phi, des invités de marque se relaient pour souligner l’ouverture du Festival Résonance, consacré à la découverte de documents audio, et à la réflexion sur les liens que tissent depuis bientôt un siècle la littérature et l’art radio. Dehors, le soir est tombé.
Jeune, attentive, engagée, Aurélie Charon est invitée d’honneur du festival. Celle qui anime depuis bientôt dix ans sur les ondes de France Culture est reconnue pour sa propension à créer des espaces radiophoniques exceptionnels, où se libère la parole de ses invités. Lorsqu’elle s’avance au microphone, elle salue d’abord la tenue d’un événement qui, comme la radio lorsqu’on lui en laisse le temps, crée un espace collectif où la pensée peut se déployer.
Je suis frappé. Ceci n’est pas anodin! L’espace collectif, actuellement, est souvent identifié comme celui de toutes les confrontations. Les médias traditionnels hurlent leur inconfort. Les réseaux socionumériques voient s’empiler des opinions, parfois douteuses, loin des faits. Les agitateurs pullulent, et la rue n’échappe pas à la contagion.
Si bien qu’on envisage de plus en plus difficilement l’espace collectif comme un lieu qui non seulement stimulerait la réflexion, mais permettrait à la pensée de se déployer. C’est tout faux, mais je l’ignore encore.
Je glisse à l’oreille de mon amie Jeanne Dompierre, rédactrice en chef de La Fabrique culturelle : « Comment on fait, nous, pour créer du collectif? »
Si la question m’importe assez pour interrompre notre écoute, c’est qu’en tant que membres d’organisations publiques dédiées à la culture, notre rôle est précisément de générer de ces espaces collectifs, puis de permettre à la pensée de s’y déployer.
Mais comment faire?
À quoi sert un musée (public)?
Au moment même, à Kyoto, on débat de la définition même des musées. Il est question de les envisager désormais comme « des lieux de démocratisation inclusifs et polyphoniques, dédiés au dialogue critique sur les passés et les futurs », pour ultimement « contribuer à la dignité humaine et à la justice sociale, à l’égalité mondiale et au bien-être planétaire ».
Cette nouvelle définition ne sera pas adoptée.
Pour autant, le Musée de la civilisation ne se prive pas de concrétiser sa volonté déjà affirmée de constituer « un musée pour un monde meilleur […] qui suscite la rencontre de soi et de l’autre, [et qui] propose une expérience mémorable, émouvante, qui incite à agir. »
(Pas une mince tâche!)
Or, ne faut-il pas pour atteindre ces nobles objectifs, et pour que la rencontre tant appelée survienne, que précisément la pensée trouve l’espace où se déployer?
Une rencontre, ça demande un temps de réflexion, où l’on reconnait comme dans un miroir des parts de soi dans l’autre. Sinon, on voit, mais on ne se rencontre pas.
Le rôle des musées, comme des médias culturels, pourrait donc être d’allumer des projecteurs sur ce qui de l’autre ressemble à soi, pour que, enfin, on s’y reconnaisse. Ça implique sans doute nous tenir à l’écart des artifices et de la poudre aux yeux auxquels l’époque semble trop souvent nous confiner, que nous soyons musées, médias ou individus…
Permettre à l’idée de germer
Mais revenons au Festival. Ici, pas d’artifices; nous sommes maintenus dans la pénombre la plupart du temps, et des voix le plus souvent sans visage nous parlent, laissant tout l’espace aux idées qu’ils nous proposent.
Pendant l’écoute d’un balado documentaire où deux hommes en liberté conditionnelle discutent de la transformation qu’ils ont vécue « en-dedans » nait un début de compréhension chez moi de ce que c’est, « poigner une sentence vie ».
Les hommes que j’entends ne sont alors plus (que) des criminels ; ils sont des hommes au passé trouble, qui comprennent la portée de leurs gestes, qui ont trouvé une certaine paix, et même une relative liberté, en eux-mêmes.
Ces hommes ne me font plus peur. Dans l’espace qui nous a été ménagé, à eux et à moi, ainsi qu’à tous les autres auditeurs, une collectivité s’est développée, un espace où j’entends, comprends, puis reconnais, les parts d’eux et de mes voisins d’écoute qui, assurément, me ressemblent.
Plus tard, une séquence tirée des archives de la défunte Chaîne culturelle de Radio-Canada nous entraine sur les traces de Marguerite Duras. Un Voyage en Durasie ne laisse pas indemne, dit-on; une heure durant – la série originale durait cinq fois quatre-vingt-dix minutes ! – j’entrevois le personnage qu’était l’écrivaine, et j’en viens à percevoir ma propre vie d’un tout autre œil.
C’est de la haute voltige intellectuelle, comme en témoigne la posture des auditeurs. Ça frappe l’imaginaire : recroquevillés sur eux-mêmes, ils se réfléchissent. De temps à autres, des rires, des soupirs en chœur, des regards qui se perdent au loin, puis se rencontrent à mi-chemin au-dessus de la foule.
Voici un nouvel espace collectif créé. La pensée s’y déploie, et nous transforme, tous autant que nous sommes, en un même moment.
Comme si avaient elles-mêmes orchestré le questionnement qui m’habiterait durant l’écoute successive de Lire, c’est vivre, de La Punition, puis de l’époustouflant Farenheit 451 d’Alexandre Plank, des différents entretiens avec Marie-Louise Arseneault, Aurélie Charon, ou les créateurs de Disparue(s), les organisatrices du festival, toutes de la jeune pousse Magnéto, ont su construire une réponse à ma question initiale.
Une recette pour « créer du collectif »?
À l’évidence, un musée ne crée pas que des expositions. Aux yeux du public, il propose avant tout une médiation, qui campe l’œuvre, l’objet ou l’humain présenté dans un cadre d’interprétation.
Les formes de cette médiation seront aussi multiples et diverses que nous saurons l’imaginer, et rien n’empêcherait un musée d’orchestrer, par l’écoute, un parcours intellectuel tel que celui proposé par Magnéto lors du Festival Résonance.
L’organisation de séances d’écoute contribuerait d’ailleurs assurément à cette construction d’un espace collectif susceptible d’engendrer la rencontre et l’action, comme celles que le Musée de la civilisation s’engage à stimuler.
Toutefois, la baladodiffusion en elle-même se découpe du portrait d’ensemble, puisqu’elle se révèle plus accessible que l’organisation d’événements à si grand déploiement, tout en préservant à l’expérience sa valeur collective. Il n’était pas nécessaire que j’écoute au même moment et en un même lieu deux ex-prisonniers ou deux enseignantes pour mieux les entendre et comprendre les liens qui m’unissent à eux et elles.
Ce pouvoir d’évocation de l’audio mérite d’être exploré à nouveau à sa juste valeur, surtout par les musées et autres organismes publics de diffusion, eux qui n’ont pas (encore) l’impératif d’entrecouper de publicités chaque sept ou huit minutes le voyage de l’esprit, en Durasie ou en prison, de leurs auditrices et auditeurs.
Je suis tenté d’avancer que, puisque nous seuls pouvons effectivement le faire, nous en avons même la responsabilité.
C’est l’une des raisons pour lesquelles le Musée de la civilisation explorera au cours des prochains mois différentes avenues de médiation jusqu’ici inexplorées chez nous – par le truchement des médias sociaux et du numérique –, notamment par la production de balados dédiés à la rencontre de personnes dont les histoires recoupent les thèmes chers au Musée…
…et incitent à agir.