Eric Duhaime, ce matin, s’est une nouvelle fois fendu d’un rampant plaidoyer contre la gang de La Soirée est (encore) jeune. Si la réplique de Duhaime aux hôtes de l’émission était probablement de bonne guerre, Wauthier et compagnie ne s’étant jamais gênés pour l’écorcher, ses propos ont vite dérapé vers une nouvelle offensive plutôt hypocrite contre Radio-Canada. C’est que le diffuseur de la corrosive émission de radio, que j’affectionne particulièrement [1], jongle avec l’idée de transposer le concept à la télévision. «Une déclaration de guerre pour tout ce qui est à droite du spectre politique au Canada», de dire le célèbre collaborateur du FM93.
Le problème, avec des gens comme Duhaime, c’est qu’on a vite tendance à penser qu’ils ne comprennent pas les implications de ce qu’ils avancent. Or, c’est tout le contraire ; Duhaime est vivement intelligent, et c’est cependant un grand sophiste et un fin manipulateur des masses. Il sait donc très bien que ce soubresaut d’audace de la division divertissement du télédiffuseur public ne lui serait pas bénéfique, et il travaille insidieusement à tuer dans l’œuf tout projet du genre parce que cela lui est beaucoup plus avantageux.
Production 101
L’équation est fort simple. Pour être audacieux et risquer des erreurs, il faut avoir les reins très solides, ou n’avoir absolument rien à perdre. Par sa structure et par les moyens qui lui étaient octroyés, Radio-Canada avait, récemment encore, les reins solides. La société ne dépendait ni des aléas du marché, ni des éventuels scrupules des commanditaires. Elle pouvait donc innover, créer, essayer, se planter parfois, avec «nos taxes» certes, parce que c’est aussi à ça, croyait-on, que peuvent servir nos taxes…
«Demandez-vous messieurs s’il y aurait au privé quelqu’un de disposé à payer pour vos services…», narguait le co-animateur de Duhaime. Bien sûr que non. Parce que ce n’est pas le rôle du privé que d’innover à ce point. Son rôle, en simplifiant beaucoup, c’est de rapporter des bénéfices aux actionnaires en vendant de la publicité.
En revanche, un diffuseur à l’abri des inquiétudes financières, comme a pu l’être Radio-Canada, produit ou achète quelques émissions un peu plus audacieuses, qu’il intègre à sa grille horaire. Il en assume le risque. À l’interne ou dans les maisons de production privées, on s’affaire alors à développer enfin des produits télévisuels un peu plus novateurs, en prenant le pari que ceux-ci plairont et se retrouveront en ondes. Il y a à tout le moins une chance qu’ils soient vendus. Mieux, cette ouverture incite aussi les télédiffuseurs privés à prendre quelques risques pour maintenir leurs parts de marché.
Lorsqu’au contraire on met en péril le pouvoir d’achat d’un diffuseur public, on observe très rapidement un repli vers ce qu’on croit être des valeurs sûres, quitte à ce que ce soit un ramassis de clichés éculés, et très mal reçu. Normal! Sans télédiffuseur public pour risquer avec nos taxes de se planter, quel producteur établi financerait le développement d’un produit original auquel le public n’est pas déjà habitué?
Ne suffit-il pas de donner aux gens ce qu’ils veulent? Non. Principe fort simple dans le monde médiatique : les attentes du public sont forgées par ce qu’on lui offre, et moins on lui offre de diversité, plus il se contente de peu. Aussi bien dire qu’il s’abrutit. Par ailleurs, si une seule personne au monde était capable de savoir d’avance ce que tout le monde veut…
Je disais aussi plus haut que ceux qui n’ont rien à perdre, qu’on appelle non sans un certain mépris la relève, ont tendance à se permettre un peu d’audace. Or en télé, la relève ne peut que très difficilement s’autoproduire. Il faut, pour avoir accès à un diffuseur, être membre de l’Association Québécoise de la Production Médiatique (AQPM), et ainsi lié par convention à l’UDA, l’ACTRA (artistes), l’AQTIS (techniciens), la SARTEC (auteurs), la SODRAC (auteurs-compositeurs)…
La solution facile à cet égard serait de dérèglementer, et de permettre des transactions parfaitement libres. Le marché viendrait tout réguler et le milieu s’épurerait de lui-même des gens les moins talentueux, et les bons artistes et artisans seraient probablement même mieux payés. Formidable!
Quoique fort probablement fausse, cette déduction nous laisserait tout de même avec le problème original : l’audace ne payant pas toujours, peu de chances de voir des alliances entre gens d’expérience talentueux et jeunes prêts à risquer tout ce qu’ils ont dans un projet un peu fou, ce que le modèle présent permet encore. À peine, mais encore.
Le Mensonge
En somme, le modèle qui existe actuellement, avec un diffuseur public assurément moins fort qu’autrefois, mais loin d’être complètement mort, autorise la production de contenus parfois marginaux, parfois destinés à des publics plus restreints, appelés à se développer. Il autorise le renouvellement de notre télévision, et quand on sait que les Québécois consacrent en moyenne 34 heures (!) par semaine à la télévision, on peut croire aussi qu’il autorise un plus grand épanouissement de tout un chacun, en offrant de temps à autres quelque chose de différent…
Certains commentateurs qui comme Duhaime prétendent en avoir contre Radio-Canada parce que ce serait un mauvais investissement de nos taxes font preuve d’une hypocrisie éhontée. En simplifiant, on pourrait dire qu’ils voient seulement poindre le jour où ils pourraient faire plus d’argent en cessant complètement, faute de relève, de nouveaux formats ou de voix discordantes pour les challenger, d’avoir à offrir quelque chose de mieux, mais aussi de plus exigeant.
Entendre Eric Duhaime qualifier Stephen Harper «d’allié stratégique», lorsque ce dernier s’attaque explicitement à l’intégrité des employés de Radio-Canada, ne laisse croire à rien d’autre. Prétexter l’idéologie, ou une soit-disant guerre à la droite, c’est user de subterfuge pour rallier une partie de la population qui, je l’espère, aura tout de même l’audace de remettre de telles paroles en question…
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[1] Oui, j’aime beaucoup l’émission La Soirée est (encore) jeune. J’y brigue même une place de chroniqueur. Par ailleurs, je travaille dans le milieu médiatique et je traite souvent avec Radio-Canada et l’autre télédiffuseur public, Télé-Québec. Ce texte n’est pas un plaidoyer pour «garder ma job», mais pour garder vivant un modèle en lequel je crois. Ce n’est pas parce que je travaille au sein de ce modèle que j’y crois; c’est parce que j’y crois que j’y travaille.