J’ai erré longuement au jardin.
Je me réveillais tôt, le matin, pour observer les êtres bestiaux trouver leur pâture. Bientôt, je fus des leurs, me nourissant d’herbe tendre et de prières. J’avais appris à différencier l’herbe douce de l’amère. Mon goût se développait, se raffinait, et je savais désormais où, dans le Jardin, trouver le gazon que je préférais.
Il en allait de même pour les prières. Des prêtres enseignants de tout acabit disaient les messes, en latin, en grec, et parfois même en hébreux. Et j’étais libre de choisir celles que je voulais entendre. J’eus tôt fait de croire en Dieu, sous ses différents aspects.
Il était, je dois l’admettre, beaucoup moins engageant d’avoir des dettes envers quelqu’un que je ne verrais jamais, ou alors beaucoup plus tard, que de m’imaginer responsable de ma propre vie. Dieu, dans sa perfection, ne me demandait rien d’autre que mon amour, et en revanche, m’accordait tout à crédit.
Le Jardin était chaque jour plus magnifique, et se chargeait de couleurs. L’herbe avait atteint sa pleine maturité, et toute son amertume avait laissé place à un léger goût sucré. Les différentes chapelles s’étaient transformées sous le soleil ardent en de hautes et resplendissantes cathédrales, dont les pierres éclataient de reflets roux et dorés. Leur intérieur s’illuminait, par des centaines de vitraux, qui nous faisaient voir toute la connaissance acquise jusqu’à ce jour par l’Homme.
Lorsque le soir tombait, je recopiais inlassablement les écrits des Anciens dans de nouvelles reliures, que l’on pourrait transmettre aux générations futures afin que le Savoir ne se perdit pas. Grâce à Dieu et ses représentants sur terre, mon existence n’était pas vaine : je trouvais une pleine valorisation dans l’idée que je puisse contribuer à maintenir l’humanité dans l’état de bonheur où je vivais moi-même.
Par ailleurs, les êtres bestiaux m’étaient devenus sympathiques. Je les appelais maintenant «collègues», «amis». Mon amour pour eux était la seule condition à la splendeur du Jardin et à la grandeur de ma vie. C’est du moins ce que je croyais.
Je me rendais chaque matin aux abords de l’océan goudronné, et me laissais imprégner par l’air malin des vagues de la grande ville. Mon bien-être était incontestable, mais je savais pour l’avoir vu jadis que tout l’univers ne se résumait pas au Jardin. J’aspirais, j’aspirais toujours. À comprendre comment sortir du Jardin, en l’emmenant avec moi outremer.
Ne trouvant aucune réponse, le regard fixé sur l’horizon de crystal dépoli, je songeais à tous ces gens qui, les pieds englués, demeuraient immobiles. Je retournais au Savoir, constatant qu’il me fallait encore en acquérir pour faire du monde un immense Jardin.