On dit que je suis dense. Moi je dis que je danse. L’un et l’autre sont faux. Si le rapport massique d’un être, ou de son propos, si seulement on savait bien le soupeser, entretient quelque corrélation avec la matière brute qu’il contient, si le mouvement d’un corps inerte dans l’espace est aucunement rattaché à l’expression, brute aussi, de cette matière; si, encore, la lettre – elle seule – qui distingue un concept d’une vie, un phénomène, d’une expression de vie, la contention, de l’incontinence, n’est en fait qu’un seul caractère, qui prétend à s’élever plutôt qu’à s’affaisser, rien ne nous autoriserait pour autant à en faire un critère discriminant, entre l’un, et l’autre.
Lourd? Dense? De l’ordre de ce qui nous surprend quand nous essayons d’y prendre prise. Une caisse de livres. Une caisse vide. Un caisson. Une encavure. Une alcôve. Un chien qui s’y réfugie. Un bouvier bernois, blessé. Qu’a-t-il? Je ne sais. Pas. Du sang. Du sang de chien, chaud, qui s’écoule, laissait une trace, sur le sol, à chaque pas qu’il a fait pour aller se recroqueviller, sans pleurnicher, dans un terrier inventé. Sang qui croûte sur son poil. Un peu de lui qui existera là, jusqu’à ce que la pluie le délave, là sur le sol qu’il a foulé. C’est une partie de son existence, qui s’étend, du lieu de la blessure jusqu’au nid de sa mort.
Ce ne sont pas tant d’indices de son passage, tant de salissures sur le monde aseptisé qu’il arpente, ce sont, chacune de ces souillures de sang, chaud, puis froid, ce sont des témoignages. C’est la matière dont il était constitué qu’il laisse derrière lui, qu’il répand sur le monde. Avant de s’en éclipser. On verrait, çà sur le trottoir, un rein, là devant une porte, une canine, ici, sur votre pied, son cœur, il en serait la même chose : un bouvier bernois qui meurt.
Une pièce de casse tête laissée à l’abandon sur le tapis, ou une autre pièce déchiquetée, retrouvée en poussière dans un cendrier, ça demeure un morceau manquant, une tuile arrachée, un pixel noir sur l’image.
Au chien, dans l’alcôve, il manque des tuiles. Est-il moins canin tant qu’il n’en meurt pas? Et s’il crève au bout de son sang, on n’en dira pas moins de son cadavre que c’est un chien. Mort.
Ainsi je crois que l’on meurt peu à peu. Que l’on perd du sang, témoignage de chaque souffrance, tout au long de la vie. Que les pièces, une à une, sont perdues et nous demeurons des casse-têtes aussi longtemps que l’on reconnaît une image. Après quoi nous dirons « c’était un puzzle ». De certains, un peu plus fortunés, « c’était un joli puzzle ».
— Un sale casse-tête, ce mec. Ça m’a pris des jours pour parvenir à le faire. Maintenant il est trop incomplet.
Dense? Lourd? Ce qui contient beaucoup. Une image impressionniste, toujours, aux couleurs innombrables. L’impression d’un relief, et quelques faux-semblants. Le chien dans l’alcôve est-il mort? Le voit-on respirer, le perçoit-on remuer, de douleur, la queue, bouger une patte de derrière? L’entend-on râler, tandis que la mare de sang dans laquelle il baigne s’étend. Se densifie.
Inutile, désormais, de lui apporter quelque soin. Sans objet. Caduc. Un peu de tempérance, peut-être, pour alléger sa souffrance, un départ. Vainement. Toutefois nous pourrions, un court moment, ou pour des années, ou jamais, danser. Danser pour lui, danser pour nous. Tanguer sur la houle qui se forme à la surface d’un océan de sang noir.