Ceci est un message de pré-embarquement.
Je vous avais annoncé dans l’article «Ridley et Tanya» que je menais une petite expérience. Vous alliez en être les cobayes, fallait-il le mentionner, et être informés rapidement de la teneur de l’expérience, dont le présent texte constitue la suite. Ceux parmi vous qui n’ont pas lu «Ridley et Tanya» sont priés de se présenter immédiatement à la porte numéro douze. Les passagers à destination de l’explication, votre départ a été reporté à la fin de ce texte.
Six heures treize. J’ouvre un œil et le cadran de la mini-chaîne m’accorde deux minutes de répit avant de déclencher tout le processus, fort complexe mais extrêmement rapide, qui fera René Homier-Roy me crier qu’il est six heures quinze et qu’à la circulation, Yves, il y en a qui sont un peu gelés, ce matin… Ça m’essouffle déjà.
Il fait bleu, dehors, comme un matin de Noël quand le réveillon a trop duré. C’est octobre, j’ai déjà froid, mais il n’a pas encore neigé. « Heureusement ! », me dis-je, en ouvrant le second œil. Je lève un bras vers la télécommande qui me permettra de faire taire le René Homier-Roy claironnant que Catherine est doooonnc channnnceuuuuuse d’avoir vu hier les Trois Accords, dont, il s’en confesse, il ne pourrait plus se passer depuis qu’il… enfin ! Le faire taire, avant même six heures quinze… Vous comprenez, tout ça, c’est… mécanique. Je lève un bras vers la télécommande et constate que je suis tout courbaturé, bordel, encore, faut vraiment que je change ma paillasse.
Il n’a toujours pas neigé et je me demande, mais quand donc ai-je pelleté la dernière fois ; il me semble… même si je sais que cela n’est pas possible… il me semble que c’était au cours de la dernière semaine. Peut-être hier ? (« Six heures quinze, et, Yves, à la circulation, la journée s’annonce déjà difficile… » Merde !)
Café, douche, toasts, clope, macbook, courriels, Word.
J’émerge, un peu trop lentement, du rêve, devant la page virtuelle qui se brouille sous mes yeux. Et j’ai mal au bras, sans blague, et autour des omoplates. Je me dis que j’ai bien dû rêver à la pelle, parce que plus je m’éveille – c’est un continuum, pas une action terminable – plus je me rends à l’évidence (c’est aussi un continuum) : il n’a pas neigé depuis des mois et je n’ai plus de terrain depuis, à quelques semaines près, la même époque. De toute façon, le plateau est un pays où la neige ne s’accumule pas.
J’ai donc dû forcer du côté du rêve.
* * *
Dans un chapitre de The Agile Gene[1], Matt Ridley expose le concept de neurones-miroirs, tel que découvert en 1991 par Giacomo Rizzolati. En essence, la découverte est que certains neurones « moteurs », en l’occurrence ceux qui s’activent lors d’un mouvement, répondent similairement lorsqu’ils perçoivent ce même mouvement chez un autre individu. D’où l’idée de miroir.
[Insérez ici l’article que j’écrirai la semaine prochaine sur le rapport entre ce que nous pouvons expérimenter et ce que nous sommes incapables d’imaginer]
QUOTE : Recently, Rizzolati’s team has discovered a still stranger neuron, which fires not only when a certain motion is enacted and observed but also when the same action is heard. […] This is remarkably close to finding the neuronal manifestation of a mental représentation : the noun phrase « breaking peanuts ».
Toute la rhétorique de Ridley vise à trouver une explication à l’évolution particulière qu’a subie l’humain au cours du temps, pour en arriver à ce qu’il est aujourd’hui, c’est-à-dire une bestiole capable de considérations, et plus spécifiquement diront les cyniques, de se considérer comme une espèce supérieure à toutes les autres.
Quoi qu’il en soit, les découvertes successives de l’équipe de Rizzolati nous entrainent vers une idée qui me semble particulièrement intéressante : notre cerveau pourrait ne pas distinguer entre l’expérience découlant de perceptions sensorielles directes et l’expérience découlant de la lecture.
Nous savions déjà (ou presque) grâce aux recherche en science cognitive et à tout le courant constructiviste que la lecture est loin d’être un phénomène passif. Or ce que ces nouvelles recherches nous emmènent à penser, c’est que l’apprentissage de l’humain ne se ferait pas sur la base d’une reconstruction et organisation « cérébrale » (disons !) de ce qui est lu, notamment, mais serait plus radicalement fondée sur l’expérience de ce qui est écrit et lu.
En fait, on concevait jusqu’ici l’apprentissage par la lecture comme suit : une première étape s’occupait de la perception, ou la lecture proprement dit, tandis qu’une seconde était plutôt axée sur l’organisation des idées reçues et décodées par la lecture. Plus concrètement, les yeux perçoivent d’abord des taches, lesquelles sont décodées et reconnues comme des lettres ou directement comme des mots selon l’expertise du lecteur, puis le résultat est inséré dans une séquence (la « phrase »). Ensuite, les concepts qui émergent de cette phrase sont organisés dans l’esprit pour éventuellement être retenus, écartés volontairement ou oubliés… et parfois tout simplement incompris.
Évidemment, cette division en étape n’est qu’un modèle nous aidant à comprendre le phénomène ; on sait très bien que toute cette séquence est en fait récursive et qu’il y a de constants retours en arrière, pour redécoder à la lumière de ce qui vient d’être lu et réaménager ce qui vient d’être reconstruit, et c’est sans compter les nombreuses fois où l’application quitte inopinément…
Le petit détour pseudo-théorique n’est pas inutile ici. Les découvertes de Rizzolati et al. nous intéressent dans la mesure où elles suggèrent d’insérer une étape entre les deux déjà énoncées : l’expérience (la recréation du geste). Si les neurones-miroirs sont capables de réagir à la vue d’un geste, comme si ce geste était effectué par soi-même, si encore ils réagissent à la stimulation auditive de la même façon, il n’y a qu’un pas, mentionne Ridley, à dire qu’ils réagissent pareillement à la lecture d’un geste. Entre le décodage et la reconstruction, on vivrait ce que l’on lit.
Fait intéressant à cet égard, l’aire de Broca, zone du cerveau bien connue pour la réalisation de la parole, serait aussi responsable de la perception du geste. (De quoi confirmer tout le champ de la pragmatique en linguistique, ma parole !) Là où le fil se rompt – du moins en apparence – c’est que l’aire de Broca n’est selon toute vraisemblance pas responsable de la perception du langage écrit, qui serait plutôt le fait de l’aire de Wernicke. Il ne faut toutefois pas minimiser les interrelations entre ces deux parties du cerveau et l’idée d’un amoindrissement de la distance entre geste et lecture n’est pas aussi farfelue qu’il n’y paraît, bien que geste et parole soient plus singulièrement liés.
Comme corollaire de cette proximité geste—parole, soumettons l’idée d’une « recréation » facilitée des phrases verbales actives par rapport aux phrases passives, averbales ou purement nominales (Il n’y aurait donc pas que dans la syntaxe que le verbe précède l’objet!). Ceci donnerait une explication à la propension des lecteurs novices à comprendre plus facilement ce type de phrase, et des scripteurs novices à les privilégier.
* * *
Pas étonnant, donc, que le Yves-à-la-circulation m’épuise avec ses embouteillages ; c’est comme si j’y étais. Ce qu’il me dit, je fais davantage que me l’imaginer, je le vis. Tant pis si je n’ai pas touché du volant depuis 6 ans, le concept n’est tout de même pas « plus grand que moi » puisque je l’ai déjà vécu.
À quatorze heures trente-deux, je me dis plutôt ceci : pas étonnant, donc, que j’aie mal partout. Aussi vrai que j’étais congestionné de la vingt de ce matin, j’ai vécu l’expérience de la pelle la nuit dernière (et pas celle qu’on roule) !
Après tout, pourquoi pas ? Si les neurones-miroirs sont capables de recréer l’activité perçue visuellement, auditivement, voire celle perçue via la lettre, si l’on sait rêver en paroles et en gestes, il ne serait pas si surprenant d’apprendre que lors du rêve soient mobilisés les neurones correspondant aux actions auxquelles on rêve.
Si tel devait être le cas, mes courbatures ne trouveraient sans doute pas d’autre explication que ma paillasse ramollie et ma forme physique très discutable, mais peut-être cela nous donnerait-il une piste de réponse à l’assertion de Tanya, est humain qui est reconnu comme tel.
Je veux bien accepter que dans la sphère sociale, cela puisse être avéré, mais ce ne serait que d’un point de vue sociologique, précisément. Que par la perception l’on reconnaisse l’Autre comme étant un frère humain ne me pose aucun problème. Comme le souligne bien Dawkin dans cette vidéo proposée par Sébastien Stravinidis, nos perceptions de la réalité sont modulées à hauteur de ce dont nous avons besoin pour y évoluer. Or si je suis en mesure de percevoir en CP03 une part d’humanité, c’est pour autant que je puisse interagir avec lui, à la hauteur des interactions qui sont les nôtres.
Cela étant, je préfère croire pour moi-même en une forme d’humanité plus intrinsèque : ma capacité à conjuguer le langage et le rêve, c’est-à-dire à mettre en mots une réalité virtuelle en ce qu’elle n’existe qu’en moi, et inversement à expérimenter une réalité qui n’existe qu’en mots. Cette imbrication du langage et du rêve semble en effet n’être possible que chez l’humain, via des neurones-miroirs que l’on croit jusqu’ici bel et bien interconnectés.
Est donc humain qui peut expliciter le fantasme, qu’il soit rêve éveillé ou endormi; est donc humain qui expérimente le sommeil paradoxal.
À dix-huit heures trente huit, alors que je ne peux me remémorer précisément le rêve de la pelle, je me dis que cela est attristant, car les rêves m’échappent de plus en plus fréquemment. Est-ce faute de les expérimenter ? Est-ce parce que René s’exprime trop fort dans mes oreilles, toujours trop tôt ?
Est-ce que je me déshumanise ? Je résisterai à la question en continuant de vous écrire, comme on parle toujours trop vite tout en ne disant rien quand est venu le temps de dire à Florence que c’est terminé.
Lors d’un prochain texte, la question de la traduction comme technologie génératrice de nouveauté. En attendant ce nouvel effort, où il se pourrait bien que soit considéré comme traduction le fait de passer des notes de calepin à texte suivi, je vous invite à commenter la différence que vous percevez entre le présent texte et Tanya et Ridley.
[1] Ridley, M. (2004). The Agile Gene: How Nature Turns on Nurture. New York : Harper Perennial, 254 p.
et
Ridley, M. (2003). Nature Via Nurture: Genes, Experience, and What Makes us Human. New York : Harper Collins, 336 p.
Jean-Philippe, j’aime ton idée. J’y réfléchirai… et peut-être même que je vais me rétracter… Peut-être.
Elle n’est en somme pas incompatible avec la tienne. « Est perçu comme humain » ne signifie pas nécessairement — tout dépend de la perspective — « est humain ».