Une lettre pour toi

Bonsoir,

 

J’ai quand même pris le temps d’y penser, sans doute un peu trop. Tenté de me comprendre, parce que, je le sais bien, je te dois des explications.

Je te les dois, de mon humble avis, pour d’autres raisons que la seule justification. Ce serait tout presque simple, je pourrais m’en laver les mains dans le houblon, tenter de t’endormir de ma fatigue des dernières semaines, alerter la bienséance et soudoyer la bienpensance.

Or rien n’est jamais si simple et l’amitié que je te porte impose sans doute un éclaircissement supplémentaire. Seulement je patauge dans la noirceur, et j’accumule les jours sans soleil et les nuits sans sommeil. Je ne me comprends plus tant, alors s’il faut par surcroît m’expliquer…

Bienséance et bienpensance : oui, voilà deux concepts fort productifs!

La bienséance commande de réfréner les pulsions quelles qu’elles soient, afin de faire montre de politesse, de cette finesse du caractère qu’on apprécie et qui, alliée à un jugement englobant et un esprit vif, fait de l’homme, de la femme ordinaires des êtres de qualité. Je sais être cela, mais à la fin, et même au milieu, on s’en lasse et l’ivresse portée par tout ce qui sait rendre ivre ne nuit pas à lui faire sauvagement outrage : voilà pour la bienséance.

La bienpensance en revanche me parait plus complexe. Étant issu d’une famille dysfonctionnelle où néanmoins l’on valorisait et réfrénait tour à tour la réflexion, et l’inventivité aussi bien — des années plus tard, j’aurai compris que la meilleure posture était toujours d’être inventif dans mes réflexions, ce qui me gardait en tout temps des reproches et m’apprenait à n’être le serviteur d’aucune préconception — j’ai fini par développer cette espèce de complexe de la redéfinition. Ce n’est pas toujours opérant, mais en général, ça me donne l’impression d’être un peu plus libre, ce qui n’est pas à dédaigner dans la contingence qui est celle de notre génération.

Je m’explique. Si d’aucuns souffrent de divers complexes, dits «d’infériorité» et «de supériorité», les deux les plus souvent rencontrés, je prétends être porteur du complexe de la redéfinition, c’est à dire une tendance profondément ancrée à croire que les gens font erreur, qu’ils présument mal, et que la cause première de leur(s) malheur(s) s’il en est, c’est le paradigme où ils vivent et d’où ils observent le monde. C’est normal après tout et même lorsqu’on s’en porte mal, on est si bien dans ses convictions. Or on pourrait dire, si c’était volontaire, que je pratique le doute méthodique mais puisque je n’en ai depuis longtemps plus le contrôle, je me contenterai de dire que je doute. J’ai devant chaque chose et son contraire un intérêt et une curiosité, qui me font me demander s’il ne se pourrait pas que l’on se trompe sur leurs causes et conséquences, ce qui le plus souvent m’amène à voir les choses autrement, d’un point de vue qui ne se peut pas — mais au fond peut-être, si l’on change notre perspective. Chaque objet est redéfini.

Alors la bienpensance, c’est l’idée généralement admise sur ce qui est bien, ce qui est mal, ce qui est bon pour tout un chacun, et cela correspond à des moeurs admises en société. Mon avis? On se trompe sur ce qu’est la société. Ce qu’on la croit communément admettre est donc probablement erroné aussi…

Ainsi valorise-t-on l’amour fraternel et l’Amour lubrique, immense et béni devant «dieu», comme s’ils étaient un et deux. Je ne fais pas la différence. J’ai remarqué qu’il y avait des amours plus douloureuses, et d’autres plus délicieuses, mais que toutes étaient le plus souvent simplement orgueilleuses (oui, je viens de plugger amours, délices et orgues.). En somme je perçois l’ensemble comme un continuum. (Pour être juste, on verrait plutôt une forme aux multiples dimensions mais le cerveau n’en admet facilement que trois, à cause du monde dans lequel on vit, mais ce n’est véritablement qu’une aise de présentation si les graphiques se présentent généralement avec un axe des x et un des y. On pourrait difficilement l’imaginer, mais certaines situations imposeraient de visualiser bien davantage d’axes. La plupart du temps, on finit donc par faire plusieurs graphiques, et on devient mêlé dès le deuxième. Wonder why…)

Continuum, nous disions, à supposer qu’il soit unidimensionnel, et à l’un bout se trouveraient les amitiés telles qu’on les connait : justes, fraternelles, platoniques, pleines de sympathie et bon bref tu vois. À l’autre bout, l’amour tel qu’on l’aime bien, j’entends exclusif, pour la vie, devant le plus grand témoin qu’on ait imaginé, etc… Et comme on a horreur de ce qui n’est pas clair, on a exclu ce qui existe entre les deux. Et quand on rencontre quelqu’un qui nous plait mais avec qui on ne passerait pas sa vie, ou quand on baise en dessous des draps pour pas que Dieu voie, on dit : c’est pas le/la bon(ne).

Et les amis, c’est simple, mais s’il y a de la confusion, de l’ambiguïté on se dit : «ça ne peut pas être entre les deux». La bonne nouvelle, c’est que je parle du continuum, mais que même les deux extrêmes, pour moi, ne correspondent pas à ce que les gens disent. Heureusement que je ne vis pas leur vie parce que je ne suis à la recherche ni du parfait ami, ni de la parfaite femme. J’apprécie au contraire ces zones floues où il faut constamment tout redéfinir et si je passe de longs jours (jusqu’à la fin?) en compagnie de quelqu’une, ce sera parce qu’au coeur d’une confiance propre aux relations que l’on développe, elle m’aura tenu en haleine à ne jamais accepter le cantonnement dans un rôle bien défini.

Je crains pour l’avenir de l’humanité ces jours-ci alors qu’une femme tente le coup. D’adopter un rôle, je veux dire. Alors je la challenge. Au dedans du couple comme en dehors. (Hahaha!) J’entends d’ici le terme «tromperie». D’abord, ça ne se peut pas, tromper, parce que pour tromper il faut avoir prétendu autre chose, il faut avoir dit «j’agirai ainsi» et ne l’avoir pas fait;  depuis des lustres je ne dis plus comment je m’en vais agir.

Mais j’entends encore «quand on aime, on n’agit pas comme ça». Vraiment? C’est vrai, j’oubliais : quand on aime, on se possède, on s’exclusivise, on se lasse et on s’en va. Sauf bien entendu si c’est la bonne. Celle qui pour toujours comblera tous nos désirs et nos aspirations et nos ambitions de bonheur, celle qui en somme sera tout pour nous. Mais, bien sûr, ça ne fonctionne pas comme ça, renchérit la bienpensance. On aime, mais on garde chacun sa vie, on fait ses activités, on voit ses amis. Seulement, on est fidèle. Et je demande : fidèle à quoi? À ne pas mettre son … dans une autre … ? Parce que l’amour est exclusif…

Bon, d’accord, après, on ne se cache pas que ça fait mal, l’amour-ailleurs. Parce qu’au fond de chacun se cache un petit oiseau qui dit cui-cui-le-ciel-est-bleu-et-c’est-à-moi-le-nid.

On est, humains, à mi-chemin entre l’animal d’où l’on vient et la machine qu’on a voulue plus parfaite que nous. Cet à-mi-chemin, on a appelé ça la civilisation, et on prétend qu’être civilisé, c’est ne pas laper dans son verre d’eau, et baiser derrière une porte, mais ne connaître qu’une embrasure et en vomir, mais dans un récipient!

La bienpensance, elle m’inspire ça. Elle nous protège de grandir comme les enfants au bout d’une laisse — mais tu comprends, sinon, ils s’égarent! — et les casques de vélo et les casques de hockey et les casques de pénis. Si on n’avait pas dix-huit pouces de protection au hockey, on jouerait peut-être enfin au hockey. Si on n’avait pas de mariages implicites, peut-être saurait-on enfin se marier. La bienpensante civilisation a choisi d’abandonner massivement le mariage pour connaître cet amour où l’obligation part de soi, où l’obligation part de «sois» et parle de soie. L’erreur faite a me semble-t-il été d’abandonner l’institution pour en perpétuer les règles. Dès lors anything goes maybe, but still.

Alors en somme il m’arrive, lorsque la bienséance fout le camp — je suis fils d’une éducation privée — d’envoyer publiquement paître la bienpensance — je suis fils d’une éducation qui n’était pas privée de liberté. Entre ascétisme et hédonisme, un équilibre se crée qui m’est propre, et que je requestionne à tout moment. Car ce dont je suis tantôt sûr peut, encore tantôt, me surir.

Et c’est l’espoir de la vie qui me guide et me conduit. Je le préfère à ce camionneur qui transporte des poulets en cages de douze pouces, par douze pouces, par douze pouces, par douze unités de haut, par huit de large, par quarante-huit de long. Descartes est une condition nécessaire au transport efficace des poulets et utile à la vie humaine, pas l’inverse.

Tu te demandes pourquoi tu lis tout ça, et tu te dis peut-être que je suis fin d’être parvenu à te faire oublier la question. As-tu seulement jamais su quelle elle était, cette question?

 

Avec toute mon affection,

JP

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