Franchir un pont-levis

« Le regard suspendu sur tes châteaux d’Espagne je ne contemple plus que la tourelle éloignée où gît la menace que j’escrimais les yeux voilés dans ta grande salle de bal sous le grand lustre de la voûte où tu protèges ton désir des intrus malfaiteurs qui passés le pont-levis n’ont plus d’yeux de mains de richesses et d’armes que pour te blesser.

Je n’ai même plus la force de dire combien douce est cette vulnérabilité soudaine où je me suis plongé, fontaine aigre-douce et monument à ton effigie, l’eau tiède me fait l’effet d’un baptême de beauté et d’un châtiment de présomption, les cendres qui s’y baignent me rappellent nos amours mortes et consumées.

Je n’ai plus de mots, je n’ai plus d’images, je meurs un peu trop, toujours. Je ne veux pas mourir, je veux vivre, je veux transplanter des coeurs pour en reboiser l’Abitibi qui cerne ton domaine, (j’en ai marre de la coupe à blanc), je veux construire une mosquée, une église, un panthéon à ton nom, adjacente à ta chambre pour que tu me laisses y tenir la chaire je veux te prendre pour idole, je me veux coupable d’un péché capital, je te veux ma capitale, mon pays, ma chambre, je réside en toi, je te veux mon espace vital, mon air, mon sang, puis ma chair, je te veux moi, me veux toi, je te cannibalise, tu me vampirises, je te parasite, tu me solutionnes. Je te plus, tu me multiplies, extrapolons-nous sur une page blanche que nous déplierons, déploierons cerf-volant parachute surprenons-nous de l’ouverture, du souffle pernicieux du sol qui s’agite sous nos têtes. »

Extrait d’un brouillon du 12 octobre 2009. Rien ne se perd…

What grows on you?

tu grow on me
le feu dans Barcelone
avant l’épidémie
vestiges de Babylone

tu grow on me
tu glow in the dark
t’es l’aube et la nuit
la foule de Newark

I once was a kingdom
avant que tu ne le nommes
mais tu grow on me
souveraine ennemie

I once was a kingdom
But in cauda venenum
So tu grow on me
Now the kingdom’s down

t’occupes tous mes ailleurs
tu grow all over me
t’es la plaie qui me libère
d’être libre

À côté

j’suis à côté de mes pompes
assis par terre
je regarde le ciel qui tombe
paratonnerre

une marguerite entre les dents
le lac aux pieds qui part au vent
le jour a peur de voyager
noie sa quiétude dans le vouvray
le lac se mire dans ma gueule demi-onde
j’sais plus trop ce qui me fascine du monde
peut-être qu’au fond ‘ y a que de la fange
une vieille botte deux trois poissons
j’irai pas voir de toute façon
je me noierais bien dans sa face d’ange

la vieille route marche le dos courbé
moi j’ai une humeur d’angleterre

je regarde le ciel qui tombe
paratonnerre

Les sirènes hurlent encore

À la fenêtre d’une maisonnette propre et chaude, un après-midi de canicule, le soleil irradie en faisceaux larges; un lierre sur le réfrigérateur qui tonnerre d’épuisement laisse choir ses feuilles le long des verticales, en gros traits de fusain se trace cette cuisine accueillante qu’on a désertée longtemps.

Pourtant fréquenté assidument jadis, ni davantage par envie que faute de mieux, mais peut-être simplement parce qu’il fallait bien être quelque part, le lieu n’est plus désormais qu’une collection d’espaces vides entre des traits estompés sur du papier bristol. Les personnages auront choisi d’être ailleurs, ou de ne plus être. La scène aura perdu ses couleurs, l’avocat des murs, le brun tacheté du linoléum, le rouge sur les visages, le bleu de leurs souffles à l’oreille l’un de l’autre après une colère de jalousie sans autre fondement que le sentiment de vivre davantage quand on hurle…

Peut-être il a fait trop chaud, ou ce sont les humeurs qui se sont échauffées, entre les exhalaisons d’alcool et la fermentation du contenu des deux poubelles; le petit chat a suffoqué et nos voix sont devenues rauques. Un minuscule ventilateur tourne au ralenti, suspendu au plafond, propulsant vers nous un air plus chaud, vicié par l’odeur du bois de la charpente qui cuit dans sa papillote de bardeau goudronné et de brique.

Au loin un voisin dont on oublie le nom la plus grande part du temps fume. Des cigarettes à l’odeur âcre, pas le moins du monde sucrées, qui sentent l’incendie d’usine de pneus… Pendant que nous mettons le feu au matelas, question que n’existe plus ce sanctuaire issu d’une autre esquisse de vie. Véhémence, le regard planté comme un couteau qui transperce la tête, les tempes humides, la haine qui rigole dans le dos de tout le monde, mêlée de sueur, les ongles qui s’enfoncent lentement dans les bras jusqu’à blesser la chair, le derme saignant à en donner des arguments en faveur du végétarisme, et cette incroyable variété de vide spontané qui se crée au cœur de l’humain. Des dents serrées qui empêchent les idées de seulement se former, des traits crispés qui originent peut-être de l’absorption de la chair par la chair, et cette chaleur englobante qui n’a probablement d’égal que le feu qui nous consume, et la glace dans l’évier, qui continue de s’écouler; résurgence d’une fête canaille à laquelle, comme toujours, nous nous sommes refusés.

Sur le croquis original, il y avait des fleurs, montées en arrangements joliment exécutés, sur toutes les tables. Mais la petitesse du logis nous a forcé à n’en disposer qu’une dans la pièce, au centre de trois chaises disparates — une pour chacun de nous et l’autre pour asseoir le ressentiment. Le jardin se révélant démuni comme nous, un seul bouquet n’a jamais orné le billot où nous nous tranchons quotidiennement la tête, qu’on a laissé, fané, trôner en maître des lieux. Pour sujets, quelques fruits brunis par la sécheresse. Longue vie à notre amour-roi.

Tu me cracherais au visage, en lieu et place des larmes qui ne me viennent pas. Je porterai longtemps sur mes avant-bras les stigmates de ton incursion dans mon corps, dont les autres plaies auront trop bien cicatrisé. Les soirs orageux, chaque éclair me rappellera la seule gifle qu’on m’ait jamais infligée. Faut-il donc tant de mépris pour nous aimer juste un peu? Je n’ai pas idée encore qu’il s’agisse peut-être précisément de ma plus grande méprise, celle-là même dont je serai des années durant nostalgique, parce que la douleur nous excite comme une mare de sang un carnassier.

L’incendie durera des jours. Il se sera déclaré, dira-t-on, par combustion spontanée, ce sera la seule explication plausible, cependant qu’il aura fait rage si longtemps qu’on n’aura retrouvé au terme de l’enquête aucun cadavre, pas même sa dentition. Allongés sur le parvis d’une église à proximité, nous portons, seuls, le secret de ses dents enfouies dans nos crânes, dans nos cous et nos mollets; elles nous blesseront à chaque fois que nous inclinerons la tête vers autrui, et la morsure sera réitérée à toutes les tentatives de courir, toi vers un homme, moi loin d’une femme.

Et des années plus tard, dans une autre cuisine où tu ne seras pas, dans un décor moins pittoresque, où quelques étoiles probablement décimées appelleront les regards à l’extérieur, je ne les percevrai prosaïquement que comme un amoncellement de soleils tortionnaires. Je ne serai plus sensible à la chaleur que par rhétorique. Tu seras le ciel noir autour d’elles, qui m’engouffre, quand un regard de douceur souriante se portera sur moi…

Juste un peu, au rebord d’une route où vrombissent les trains routiers, je m’endormirai une heure contre le désespoir. Qu’il me souffle à l’oreille sa détresse, me retienne fermement, me souffle sa jalousie, ses lacunes de confiance. Je me souviendrai que je n’ai pas eu le courage de te laisser brûler.

Les chemins de guerre battue

On la savait fragile, cassante, mais on ne l’avait pas crue de verre ; on ne l’avait pas soupçonnée de fin verre friable, verre-de-grisée. Fallait la voir de douce brise onduler, de douceur obtempérer, de volonté acariâtre adopter le leurre méprisé de l’amour inventé débilement supprimé. Fallait la voir, mais elle pourtant qui n’était pas transparente, on y voyait au travers.

Découvrant un corps, recouvrant ces territoires ancestraux qu’elle réserve, ces terres de chasse traditionnelle abandonnées, dont elle ignore jusqu’aux plus simples lois. Ma toute réserve que je n’habiterai jamais, tu pleurais de désespoir. Ce n’était pas le chagrin de la solitude qui te secouait ; on n’a jamais vu de nomade si enracinée.

Troublée par l’invention d’un désir que jamais chez elle on n’avait suscité.

La pauvre d’un regard de fauve effarouchée, la douleur effrontée, de regretter son assentiment d’une langue irritée qui ne répond plus d’elle-même! Menée par une foi qui n’est pas le costume. Cherchant à s’enlever la vie des délicatesses incongrues, travaillant à s’estomper du monde pour percevoir la honte, cherchant pour me rappeler à elle les subterfuges, et troquer son cou contre mes lèvres, ses peaux contre un miroir.

Loin la piété chaste, loin le déshonneur frugal une première fois ; un sentier parcouru, l’habitude des raccourcis, routes barrées par des milices qu’on ignorait. Barricades insoupçonnées sur des chemins de guerre battue.

Ne sais-tu pas que devant toi je suis imberbe?

La tête dans le sable

Le voyant réapparaître au milieu d’une allée funèbre, je pris conscience qu’il avait, plusieurs minutes auparavant, déserté la scène de la mise en terre. On avait inhumé le corps dans un des meilleurs sols de la région, d’une terre noire de jais, riche, irriguée par la nappe phréatique dont on dit qu’elle est ici pure comme l’eau qui jaillit de la source à Saint-Jacques. On avait semé la défunte parmi d’autres cadavres dans ce terreau fertile comme habités de l’espoir qu’elle renaisse au printemps, bourgeonnante, promesse d’une vie à être reprise à chaque révolution.

Échappant à la foi douloureuse et mensongère de cette famille dont l’émoi en ce moment ne le concernait pas, ou si peu, par alliance seulement, il l’avait quittée momentanément pour aller errer plus loin au cœur du cimetière, là où il appartenait. Parmi les siens, tous les siens désormais sous terre, à quelques pâtés de pierres tombales d’où se trouvait endeuillée sa nouvelle belle-famille, il ressentit une vive jalousie mêlée de mépris. Ces gens dont la colonie était subtilement amputée, et amputée d’un membre qui les avait ces dernières années gênés par sa sénilité envahissante, pleuraient leur morte comme on pleure l’ablation d’un rein défectueux.

Lui n’avait depuis longtemps – il avait cessé de compter les années trente-cinq ans après l’effacement de ses proches – plus pour famille qu’une mère délirante et une sœur au tempérament mollasse dont le malaise social suggérait la déficience mentale pure et simple qu’elle se serait, au surplus, résignée à ne pas combattre.

Au cœur d’une allée de sapins Douglas bordée de monuments funéraires vivement éclairés par les rayons printaniers, il se fit la réflexion finement impertinente qu’il était tout aussi impertinent que ces lieux empreints de tristesse, de mort, soient peuplés d’arbres que l’on associe dans sa culture à une fête célébrant joyeusement la nativité. Lui-même sans plus de parenté susceptible de fêter l’événement, ni ascendance, ni descendance, se dit que la remarquable encyclopédie vivante du savoir inutile qu’il constituait, vieillissante au surcroit, n’avait possiblement plus de raison d’être ; qu’il n’y avait, si tant est qu’il y en eut jamais, plus de motif valable qu’il consomme, comme organisme vivant, la moindre ressource. Les sapins Douglas pouvaient croître en paix ; il n’en abattrait certainement aucun cette année, et irait bientôt rejoindre cela qui les nourrit.

La cérémonie terminée, tandis qu’il descendait l’allée pour nous rejoindre, son regard croisa le mien. Moi que la jeunesse ignorante de tout laissait imperturbable, inatteignable, je le soutins. Il s’embruma. Des larmes, régulières et lentes, rigolèrent sur son visage. J’en compris dès lors que je devrais me rire de la mort, sous peine qu’elle se fasse plus insolente que moi.

Personne ne profitera jamais de la vie qui croît sur nos tombes.

gommés

Je suis encore tout gommé
de rhum      les yeux collés
à ton dos que      j’ignore
comme un homme
que tu paierais      plus fort
pour éteindre l’incendie
qu’autrement      tu aspires
à (grands coups) devenir
plus grande      plus belle      plus stone

J’ai fait de toi une putain
de      luxe dont j’ai pas les moyens
t’as mon drap gravé sur le flanc
de la colline contre laquelle j’hibernais
tu m’éveilles au printemps
comme on allume une lampe
j’suis même pas une lumière
et j’ai peur      de t’éteindre
quand je souffle dans ton cou
toi t’as soufflé mon être.

Reste là, rendors-toi, j’irai pas
travailler      d’autres femmes
après toi      je suis vierge      de désir
t’as épousé le pire
                   / des_espoirs
pense pas à me sourire
songe même pas à t’ouvrir
un oeil      balaye mon cafard
sous le tapis      git mon corps
Rendors-toi j’ai pas envie
                   / de mourir

                   Tu transpires
quelques gouttes      de bonheur
longent ma vicissitude
pose pas ton pied au sol
fais-moi      ton habitude
est d’allonger      les heures
ont faussé ma boussole
emmène-moi vers le Sud
j’vais faire ça vite
                / j’ai pas prévu mourir vieux.

Nowhere.

J’ai pris le transport en commun pour partir sur un nowhere. C’est exactement là que je me suis retrouvé : nulle part. Rien, personne autour. Que moi, sur une plage en neige blanche, les poches vides. Le coeur pas beaucoup plus plein. Pas d’actif. Pas de passif non plus — enfin, je ne crois pas. Enfin, j’essaie de ne pas croire ça.

À mes pieds, le fleuve, qui à cet endroit ne s’agitait pas. À peine une démarcation entre la neige mouillée par les flots, et la neige sèche comme des flocons de plastique qui ne fondraient pas entre mes mains. Dans le froid, la démarcation entre l’humide et le sec se perd, disparaît. Je me rappelle cette idée qui m’est venue : il en va de même des sentiments. Entre l’humidité moite d’un corps chaud, d’un corps fiévreux d’amour comme de haine, et un corps asséché, un visage desséché par le temps où ne s’amoncelle plus dans ces mêmes rigoles que la poussière des tempêtes de sable que l’on affronte au quotidien, il n’y a pas de frontière. Il n’y a pas de date de péremption sur nos coeurs, on ne nous avertit pas qu’on aura été «meilleur avant» pour aimer, pour vivre.

Aux lèvres, que ces mots de Léveillé : « Après la vie t’as bouffé comme elle bouffe tout l’monde ». Impossible de déterminer après quoi. On sait que c’est après parce qu’on sait bien qu’avant, « dans l’temps », c’était autre chose. Nous savons cela, mais nous avons oublié comment ça s’est passé. Nous avons dans la bouche le goût du sable et les grains qui craquent sous nos dents, les yeux qui ruissellent à sec, le visage brun. Beige. On devient beiges. À force d’affronter des tempêtes qui n’en sont pas. Des tempêtes qui nous fouettent juste parce qu’on oublie de fermer les yeux, juste parce qu’on oublie de lâcher l’accélérateur pour douze, treize ou vingt-sept secondes.

Et puis on parle de torrents, de tornades, de tsunamis, d’avalanches. Tout s’écroule. Tout fout le camp. Ça m’a frappé. J’ai chaviré. Je capote. Nos petites fins du monde personnelles et quotidiennes nous assaillent, comme si nous avions véritablement fait le choix, un jour, de nous battre. Comme s’il était toujours nécessaire de nous déchirer à coup de d’hyperboles, à coup de violences lexicales. Comme si tous les matins devant le computer nous croisions l’épée, et pas seulement nos jambes.

J’ai pris le transport en commun pour partir sur un nowhere. C’est exactement là que je me suis retrouvé : nulle part. Je ne peux pas dire si j’y étais bien ou mal, mais je sais que derrière moi la neige qui tombait recouvrait mes pas, effaçait, déjà, la distance que j’avais parcouru.

Au temps en emporte le

J’ai dit que je voulais parler du rapport au temps et c’était faux. (Forcément). J’ai dit que je voulais parler du rapport au temps, alors qu’on ne se rapporte pas au temps. S’il y a quoique ce soit, c’est lui qui nous rapporte. Nous dénonce.

Ce qui était vrai, ça aura été que je disais que je voulais parler du rapport entre le temps et la technologie, ce qui sera tout aussi faux. Le temps ne peut tout simplement pas se rapporter à quoi que ce soit. Il fut trop mou. Il est. Il coulera. Il fluvial. Nulle part ; le temps n’a pas de destination. S’évapore-t-il? Se dissémine-t-il? Cela impliquerait toujours qu’il aille quelque part. Qu’il se transmute, à la rigueur – « Rien ne se perd… » Pourtant, le temps, les heures, disparaissent. Cela se… cela. C. Le temps n’est qu’un vecteur, une force, peut-être. Ou rien du tout.

Est-ce le temps qui coule, qui circule? Ou est-ce nous mortels qui circulons à travers lui? Mais à travers quoi? Le temps est-il tangible? Attendez 15 ans durant votre procès avec possibilité de peine de mort, et le temps le sera sans doute, tangible. Non. Quinze années sont trop longues. Cela redevient intangible. Attendez sans savoir combien de temps vous attendrez. Combien d’heures, combien de jours, combien de décennies. Attendez en sentant l’impatience vous gravir, vous escalader, vous rendre fou, puis indifférent, puis mort. Attendez voir. Combien de temps faut-il pour que le temps nous rattrape?

Tu parles comme si tu te mouvais comme lui. Je l’ai dit. Soit il se meut, soit nous nous mouvons. Pouvons-nous concevoir que le mouvement relève de deux agents à la fois? Que le vecteur, la translation, soit à la fois celui de l’axe et celui de la substance, en laissant des traces. Vous, moi, pas lui – le temps ne laisse pas de traces. C’est nous qui nous détériorons. La matière, telle qu’elle est constituée, se désagrège. En classe, l’attention se désagrège. Emmuré, le mur se désagrège. Les molécules se séparent, se disloquent… C’est la matière, qui change, et on ose appeler ça « temps » !

Et il a fallu en faire le plan. Ou la notion de temps est-elle innée? Quoi qu’il en soit, il a fallu tracer quelque chose comme un schéma, qui puisse nous expliquer sur des quadrants que nous vieillissons. Ah! C’est qu’il existe le temps. Oui, vous savez, cette répétition des rotations de la terre sur elle-même, oui, bon, on sait….

( Je cesse de vous harceler avec ce que nous nous sommes tous dit maintes fois… Oui, parce que l’élite, ça pense à ça. Ça prend le temps, l’élite.

Ça me démangeait. J’avais envie de vous faire sentir que vous perdiez votre temps à lire ceci. Comme si vous ne le perdiez pas à chaque instant, votre temps. (C’est probablement la considération la plus vraie jusqu’ici : ne passons-nous pas notre vie à perdre le temps qu’il nous reste? Je veux dire celui-là qui nous est attribué. Je veux dire : est-ce qu’on ne perd pas son temps à perdre, à chaque minute, une minute du potentiel total de minutes que chacune de nos vies pourrait représenter? Donc, notre temps, on le perd. Il nous est enlevé. C’est un modèle soustractif. 3e quadrant. Et pourtant, ton temps plus mon temps, ça ne fait une équation valable que dans une perspective économique.))

Donc, si l’on accepte tous une certaine forme (plus pressante pour certains que pour d’autres) d’hégémonie du temps, c’est que nous concevons que le temps est donné (Comme dans l’expression « étant donné ». Isn’t this a given? Voyez-y un peu de spiritualisme si ça vous tente, de dogmatisme religieux si ça vous chante, et de putain d’éducation judéo-chrétienne de merde si ça vous dérange). Pourtant, c’est aussi un concept d’une arbitrarité sans nom ; appelons ça la «               ».

Le premier qui m’a fourvoyé avec cette notion, c’est Jacquard. Il essayait de m’expliquer la théorie de la relativité restreinte (à ne pas confondre avec l’autre relativité, qui elle n’est pas restreinte), et je me bornais à n’y rien comprendre.

En gros, il s’agit du concept – établi par le même Einstein qui nous a flanqué de la connaissance de la relativité générale – selon lequel qui se meut vieillit moins. De ce que j’en comprends, cela part du principe qu’on ne peut pas transporter la lumière avec soi, malgré qu’elle se meuve, elle aussi.

Jacquard donne l’exemple hautement technologique d’un train avançant à 100 km/h, dans lequel un passager se déplacerait à 4 km/h vers la locomotive, en sorte que sa vitesse par rapport au sol serait de 104 km/h. (Jusqu’ici, rassurez-vous, je comprends tout.)

Ça se complique quand Einstein nous apprend que si la lumière, c’est-à-dire les photons qui la composent et qui ont à la fois statut d’onde et de matière, ne se meut pas avec nous, c’est tout simplement parce que la durée d’un phénomène n’est pas la même pour celui qui est au repos que pour celui qui s’active!

D’accord, j’ai triché. Le raisonnement est plutôt l’inverse de ce que je viens de dire. Tel que je le comprends, ce serait que les ondes lumineuses sont écrasées ou étendues par le mouvement d’un corps. Un peu à la manière de l’effet Doppler qui explique que le son que produit la sirène de l’ambulance soit perçu différemment lorsqu’elle s’approche (ondes écrasées) et lorsqu’elle s’éloigne (ondes étendues), la lumière, bien que mobile, ne peut dépasser 300 000 km/s parce que rien ne le peut [citation requise]. Si donc vous vous déplacez, vous déformeriez l’onde, mais pas la vitesse de la lumière. Capice?

« Allez de Paris à Lyon en prenant le TGV [la métaphore devient stratosphériquement technologique]. Vous avez deux façons de mesurer la durée du parcours : en regardant votre montre au départ puis à l’arrivée ou en regardant l’horloge de la gare de Lyon à Paris puis celle de la gare de Perrache à Lyon. Les deux mesures ne sont en réalité pas rigoureusement identiques : celle de la montre est plus courte que celle des horloges. Bien sûr, l’écart est insignifiant, mais il n’est pas nul. En admettant que le train ait roulé à 200 km/h en moyenne et que votre montre indique une durée de deux heures exactement, la durée indiquée par les horloges, si elles sont capables de la précision requise, est de 2,00000000000002 heures. La quatorzième décimale change. L’écart est si faible que personne ne peut le percevoir. Si élevée soit-elle, la vitesse du TGV est en effet dérisoire face à celle de la lumière. Mais cet écart devient de la première grandeur lorsque les objets observés sont des particules telles que celles que nous recevons du cosmos et dont les vitesses sont du même ordre que celle de la lumière. Pour ces particules, la durée d’un événement qui les concerne, par exemple leur parcours dans l’atmosphère terrestre jusqu’à leur désintégration, est beaucoup plus courte que pour nous qui les regardons passer. »[1]

C’est logique, parce que ces particules ont une vitesse proche de celle de la lumière, donc proche du maximum qu’il soit possible d’atteindre. Il s’agit donc de voir le temps non comme un absolu, mais comme un ratio, par rapport à la vitesse de la lumière. On dira donc

1 seconde

__________________________

300 000 km / seconde

et on sera désolés de ne plus se souvenir de nos notions d’algèbre pour être en mesure de s’expliquer ce que, quand même, on conçoit ; c’est à dire que ce premier calcul dure beaucoup plus longtemps que le suivant :

1 seconde

__________________________

0 km / seconde

Si on retourne l’équation à l’envers, ça reste de l’ordre du ratio, parce que notre univers impose une vitesse maximale, celle de la lumière. Ce faisant, il impose un dénominateur commun par rapport auquel tout temps doit être calculé. Plus le numérateur est grand, plus le ratio est petit, donc plus tu bouges, moins tu vieillis! Reposons-nous avec un gag de physicien :

« … un homme […] sort son chien tandis que son épouse reste à la maison. Le chien court autour de son maître et agite la queue. Au retour, le monsieur a moins vieilli que la dame, le chien moins que le monsieur, et le bout de la queue du chien, moins que le chien! »[2]

Vous ne riez pas? Vous auriez assurément raison de ne pas rire, mais pas pour les raisons que vous voyez de ne pas rire. Pleurez, plutôt, parce qu’Einstein me donne raison : le temps se plie autour de nous. Il n’existe que par l’action. Il n’existe que par nous. Au final, on s’en fout bien que le temps tel qu’on l’admet communément soit une convention un peu arbitraire – bien pratique, pourtant – car s’il ne se passait rien, le temps ne passerait pas.

Alors, oui, le temps est une dimension, et comme toute dimension, elle n’existe que lorsqu’elle est réalisée. De la même manière que la « hauteur » n’existe pas per se, mais seulement si un objet est considéré qui occupe un espace légitimant d’élever cette hauteur. Cette troisième dimension sert à mesurer l’objet, elle n’existerait pas si tout n’était que représentation. C’est donc parce que les événements ont une durée que la dimension « temps » existe, pour mesurer ces événements.

Maintenant, si ces événements se déroulent à une vitesse proche de la limite admissible dans notre univers, la vitesse de la lumière, alors ils durent moins longtemps. Ce paradoxe est insoutenable, mais répond aux lois de la physique que notre civilisation croit avoir identifiées…

Voilà une des relations décrites entre temps et technologie. Reste à l’interpréter!


[1] Jacquard, Albert. Tentatives de lucidité. Paris, Éditions Stock, 2004. p.52-53

[2] id. p. 55.